Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le vote au grand jour faisait régner en matière d’élection ce que les anciens appelaient le consilium : il ne laissait passer que les candidatures qui pouvaient soutenir l’épreuve d’une discussion publique ; il obligeait les individus à s’enrôler dans l’une ou l’autre des grandes armées reconnues qui avaient un plan de campagne raisonné, et qui au fond représentaient surtout des manières d’entendre les besoins généraux. La seule publicité du vote constituait ainsi une sorte d’assurance nationale contre toute la déraison qui se rencontre forcément dans un peuple. Chacun était plus ou moins libre de s’unir aux conservateurs ou aux libéraux ; mais en définitive ce qui déterminait les élections, c’était la double action d’un parti libéral et d’un parti conservateur, qui répondaient l’un et l’autre à des nécessités constantes, qui étaient comme les organes publics de l’ordre et du progrès, de la crainte et du désir, et qui, l’un comme l’autre, étaient dirigés par une sagesse collective impliquant plus ou moins le sentiment de toutes les forces vives du pays. À droite comme à gauche, les lumières des intelligens concouraient à diriger le gros des forces aveugles vers un but d’utilité commune, et l’individu était protégé contre ses propres faiblesses par un esprit de corps. Pour lui, il y avait enfin une morale électorale, une autorité publique qui, sous peine de discrédit personnel, exigeait de lui la fidélité à son parti, et qui lui imposait le devoir de subordonner ses petits intérêts et ses caprices personnels à un intérêt plus général.

Cette pression a été supprimée, et une fois de plus l’expérience a prouvé que, là où la communauté n’agit pas sur l’individu, les consciences et les intelligences s’en vont, comme les égoïsmes et les penchans, à la débandade. Dès la première élection générale, on a pu observer que le terrain n’appartenait plus uniquement aux partis organisés, à ces partis nationaux qui, dans le choix de leurs candidats, étaient surtout déterminés par des considérations d’ordre général. On a vu apparaître des candidatures d’un nouveau genre qui s’appuyaient sur l’intérêt spécial des cabaretiers, sur les antipathies des sectes dissidentes, sur les idées particulières des groupes qui entendent supprimer par décrets le vice de l’ivrognerie. Bref, le scrutin secret, ajouté à la nouvelle composition du corps électoral, semble menacer de réaliser plus vite les craintes de M. Greg. Jusqu’ici, le parlement avait été une assemblée où les grands types d’opinions, qui constituaient à eux tous la raison nationale, venaient conférer ensemble sur les affaires du pays, — où ils envoyaient des représentans chargés de discuter les meilleures mesures à prendre pour concilier tous les intérêts particuliers. Désormais on a lieu de se demander si le parlement ne risque pas de se changer en un