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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/231

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puisque la légitimité elle-même a signé sa propre abdication, laissant pour le moment en déroute toutes les entreprises de restauration monarchique. Alors les masses, par un aveuglement qui n’a rien d’inexplicable, par une sorte d’habitude qui n’est point encore perdue, reviennent ou du moins semblent revenir au gouvernement qu’on n’a pas remplacé.

Ce n’est pas à lui-même que le bonapartisme doit cette force apparente qu’il s’attribue, dont il se vante ; il la doit aux querelles stériles et à l’impuissance des partis, à cet interrègne qu’on prolonge et qui favorise toutes les espérances, à la lassitude du pays. C’est une force toute négative. Et les ruines dont l’empire a couvert la France, et le sang versé, et les provinces perdues, et l’avenir assombri, dira-t-on, le pays oublie-t-il tout cela ? Non, le pays ne l’oublie pas, et, sans nul doute, au dernier moment, si la question lui était nettement posée, il reculerait devant un régime qui lui a légué ce funeste héritage sous lequel la France est réduite à se débattre ; mais en attendant, puisqu’on ne lui offre rien de saisissable, puisqu’on l’accoutume à être sceptique surtout, il cède à l’habitude, il vote pour des candidats bonapartistes, de sorte que tout ramène à cette nécessité d’organisation qu’on invoquait, qu’on avait raison de rappeler récemment pendant le voyage de M. le maréchal de Mac-Mahon, et qu’une élection comme celle du Calvados rend d’autant plus pressante.

Il faut voir les choses telles qu’elles sont, sans se méprendre sur le danger et sans dépasser la réalité par des exagérations qui ne feraient qu’aggraver ce danger. Il faut surtout voir le remède. Croit-on que, s’il y avait un régime organisé, des institutions régulières, une transmission des pouvoirs assurée, une situation définie, et si les partis n’avaient plus le droit de se disputer chaque matin une succession qu’ils prétendent être toujours ouverte, croit-on que, s’il en était ainsi, les bonapartistes auraient les mêmes chances ? D’un seul coup, ils perdraient leurs avantages, et ils le savent si bien qu’ils ne sont pas les derniers à combattre la plus simple tentative d’organisation. Ils ne pourraient plus s’adresser aux instincts trompés du pays, leur promettre la stabilité qu’on leur refuse. Ils resteraient avec les souvenirs qu’ils portent dans leur bagage, ils ne seraient que des agitateurs relevant le drapeau d’une cause condamnée devant la France régulièrement constituée. Et d’un autre côté les légitimistes ne voient-ils pas qu’en prolongeant l’incertitude, en s’obstinant à laisser tout en suspens dans l’espérance d’une occasion favorable, ils sont des politiques assez naïfs ? Ils croient travailler pour eux ou pour leur principe, et ils travaillent pour d’autres, d’autant plus que le pays les rend, eux, particulièrement responsables de l’indéfinissable anxiété où on le fait vivre. Tranchons le mot, ils font un métier de dupes. Ils ont toute l’impopularité du provisoire sans pouvoir