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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/240

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fort, mais point en mal, au célèbre portrait que Gui Patin a tracé de ces soldats du Christ. « Les chevaliers de Malte, dit-il, sont gens fort simples, fort innocens et fort chrétiens, gens qui n’ont rien de bon que l’appétit, cadets de bonne maison qui ne veulent rien savoir, rien valoir, mais qui voudroient bien tout avoir ; au reste, gens de bien et d’honneur, moines d’épée, qui ont fait trois vœux, de pauvreté, de chasteté et d’obédience : pauvreté au lit, ils couchent tout nus, et n’ont qu’une chemise à leur dos ; chasteté à l’église… (mais, en citant du Gui Patin, il faut souvent passer quelques mots). Leur troisième vœu est obéissance à la table ; quand on les prie d’y faire bonne chère, ils le souffrent ; ils mangent… d’une cuisse de perdrix, puis du biscuit, en buvant par-dessus du vin d’Espagne, du rosolis et du populo, avec des confitures ou de la pâte de Gênes, et tout cela par obéissance ; o sanctas gentes !.. »

On ne s’ait pas les raisons qui portèrent Aïssé à distinguer le chevalier ; on ne connaît pas une seule lettre d’elle à son amant. Comment parler d’inexpérience, de séduction, de goût romanesque ? Elle avait alors près de trente ans. Cette liaison semble avoir été entourée de quelque mystère ; Mme de Ferriol elle-même l’ignorait. Quand Aïssé fut sur le point de devenir mère, deux ans après la mort de « son aga, » elle se fit emmener par une amie, lady Bolingbroke, pour un prétendu voyage en Angleterre. Lord Bolingbroke, qui savait de reste qu’Aïssé s’était retirée dans un faubourg de Paris, poussa la complaisance jusqu’à mander à Mme de Ferriol qu’elle avait eu le mal de mer et « rendu son dîner aux poissons ! » La fille d’Aïssé et du chevalier Daydie, Célinie Leblond, fut placée au couvent de Notre-Dame, à Sens, sous le nom de miss Black, à titre de nièce de lord Bolingbroke. Aïssé s’échappait quelquefois de l’hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin pour aller à Sens. Une des deux lettres connues du chevalier à son amie concerne un de ces voyages : il y laisse paraître une sensibilité un peu commune, mais vraie et de bon aloi ; il a des entrailles de père ; il aime sa fille et déjà travaille à lui faire une dot. Il la mariera, sept ans après la mort d’Aïssé, à un bon gentilhomme de sa province, au vicomte de Nanthiac.

Le chevalier Daydie est l’homme des affections simples et naturelles, des affections de famille, des amitiés viriles et vertueuses. Après sa fille et ses frères, le bailli de Froullay, ambassadeur de l’ordre de Malte à Paris, est l’homme du monde qu’il a le plus véritablement aimé : c’est à ce personnage que sont adressées presque toutes les lettres du chevalier. Leur amitié était célèbre ; on avait pris l’habitude de ne plus séparer « les deux chevaliers sans peur et sans reproche, » comme les appelait Voltaire non sans une pointe d’ironie ; au fond, il n’avait guère plus de goût pour Aïssé, pour cette Circassienne « plus naïve qu’une Champenoise. » Tant de simplicité, de tendresse et de fidélité n’allait point à ce maître critique.