Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/265

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— À dire vrai, je n’ai pas encore chassé l’ours. La chose est sérieuse ! Nous avons ici deux chasseurs, Léo Skomatchouk et André Behatchouk, qui ont tué neuf ours en huit ans. Voici comment s’y prend Skomatchouk : il marque deux balles d’une croix, les fait tremper dans l’eau bénite pendant la messe, se confesse, communie, puis charge son fusil et s’en va là-dessus avec l’aide de Dieu. Jamais il n’a manqué son ours. C’est aussi de cette façon que Stéphane a tué le Dobosch, ajouta le jeune homme ; mais, effrayé de ses propres paroles, il regarda le vieux brigand et ne se rassura qu’en lui voyant l’air indifférent.

— Dobosch ? s’écria le professeur ; n’était-ce pas un brigand ?

— C’était un fier héros, répondit Hrehora.

— Le peuple célèbre ses exploits dans un chant superbe, dis-je à mon tour. Vous qui avez une belle voix, faites-nous entendre cela, Hrehora.

Celui-ci regarda le haydamak pour lui en demander la permission. — Chante donc ! dit le vieillard.

Hrehora leva les yeux et commença de sa voix pleine et expressive :


« Sur le vert sommet de la montagne, — À l’ombre noire des sapins, — Sous le pavillon étoilé du ciel — Se tient Dobosch, le jeune héros.

« Le topor en main, d’une voix claire — Il appelle les camarades. — Allons, garçons ! hardi ! faites-vous beaux. — Soyez joyeux et magnifiques.

« Prenez un air de fête, — Nous allons faire la noce, — Souper, rire, — Boire du vin de Hongrie,

« Danser au son du chant de guerre, — À la douce musique des cymbales, — Chez la femme chérie de Stéphane, — Belle de visage, fière de cœur….. »


En écoutant cette chanson, le haydamak appuyait sa tête sur ses deux mains, et ses yeux se remplissaient de larmes. — O beau temps de ma jeunesse ! murmura-t-il comme en rêve, ô guerre sainte ! où es-tu, temps héroïque ? — Tout le monde le regarda. Hrehora n’osait plus continuer. — Pourquoi ne chantes-tu plus, légionnaire ? lui demanda le vieillard.

Il ne répondit pas.

— Oui, nobles maîtres, continua le haydamak, voilà des choses qui ne sont connues que par ouï-dire. Un temps meilleur sans doute est venu, un temps plus humain, plus tranquille, et nous… nous avons eu à souffrir, à livrer de terribles combats. On devait s’estimer heureux alors de garder la vie, on ne pouvait pas songer à conserver le repos ni une bonne conscience ; mais ceux d’aujourd’hui ne jouiraient pas en sécurité du fruit de leur travail, ils ne seraient pas paisibles possesseurs de leurs biens, de leur foyer, ils