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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/42

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de cinq ou six lieues. Il n’y avait guère de semaine où l’on ne se trouvât réunis vingt ou trente convives, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre des châtelains de la vallée. Dans une de ces parties de plaisir, le comte Jean remarqua une jeune fille de dix-huit ans nouvellement sortie de son couvent. Il se mit à côté d’elle à table et fut enchanté de son esprit. Le soir, il la fit danser, et en la reconduisant à sa place il lui adressa tout bas cette question : — Mademoiselle, vous conviendrait-il d’être demandée en mariage ?

La jeune fille fit semblant de n’avoir pas entendu ; mais elle rougit jusqu’aux yeux et agita fort son éventail. À minuit, au moment du départ, le comte lui donna la main pour monter en voiture. — Vous n’avez pas répondu à ma question, lui dit-il.

Encouragée par l’obscurité, la demoiselle répondit : — Demandez et vous recevrez ; frappez et l’on vous ouvrira.

— Bon ! pensa le comte. Elle me fait savoir ainsi qu’elle a reçu une éducation bien chrétienne. Tandis que je m’enflamme pour ses grâces, sa jeunesse, sa taille fine, ses cheveux bruns et luisans comme l’écorce du marron d’Inde, ses yeux bleus, ses longs cils et jusqu’à la petite fossette de son menton, elle me rappelle d’un mot que tout cela n’est qu’avantages extérieurs. En empruntant sa réponse à l’Écriture sainte, elle m’apprend qu’elle est plus sage que moi, et que les préceptes de l’Évangile sont gravés dans son cœur. Je suis suffisamment édifié sur ses qualités et son caractère, c’est une femme supérieure.

Le lendemain, le comte sortait à cheval au lever du soleil et se rendait chez le père de la jeune fille. M. de La Fênaie, enfermé depuis trente ans dans son petit château, était un de ces gentilshommes chasseurs pour qui l’univers n’a pas vingt lieues de circonférence, et dont l’écurie et le chenil sont affaires d’état. Ne s’attendant guère à recevoir uns visite à sept heures du matin, il était en robe de chambre dans la cour de sa ferme, et contemplait avec satisfaction une copieuse bouillie au pain de son qu’un valet délayait dans une auge pour le déjeuner de la meute. — Mon voisin, lui dit le comte, excusez-moi si je vous dérange de grand matin. Une idée de quelque importance m’a mis la puce à l’oreille. Je sais que je manque à tous les usages, et que j’aurais dû vous envoyer une personne tierce ; mais en matière d’ambassade on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Voici le fait : je viens vous demander la main de mademoiselle votre fille.

— Pardieu ! j’aime cette franchise, répondit M. de La Fênaie. Voyons un peu. Vous êtes quatre ou cinq fois plus riche que moi, mon voisin.

— Je n’en sais rien ; cela m’est indifférent.