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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/446

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jour qu’il avait touché un point délicat en émettant l’idée de rétablir le roi de Sardaigne en Piémont. Sur cette ouverture, qui contrariait les desseins de l’Autriche, le baron de Thugut entra dans une feinte colère. « Il s’est mis à parler si haut et avec une si grande animation, écrit lord Minto, que je ne pouvais plus suivre l’ordre de ses idées et qu’il me serait impossible de rendre ses paroles… Je ne doute pas que cet emportement ne dût couvrir un sentiment beaucoup plus sérieux et plus arrêté, dissimulé sous les apparences de la colère. » En effet, avant la fin de l’entretien, lord Minto arrivait à cette conclusion, que l’Autriche avait l’intention de retenir à la fois la Savoie et le Piémont. « Je ne crois pas trop dire, ajoute-t-il encore, en affirmant que c’est là le pivot de toute la politique impériale, et que l’empereur voudra choisir uniquement pour alliés la puissance ou les puissances qui pourraient favoriser ses vues, ou lui prêter son aide. » Ailleurs nous trouvons aussi dans les dépêches de lord Minto une curieuse révélation du sentiment qu’entretenait alors l’Autriche à l’égard de la papauté :


« Le baron de Thugut, écrit-il, a fortement insisté sur la possibilité de se passer d’un pape, chaque souverain pouvant de sa propre autorité se faire le chef de l’église nationale, comme en Angleterre. Je lui ai répondu qu’en qualité de protestant je ne pouvais admettre que l’autorité de l’évêque de Rome fût nécessaire au point de vue général, et j’ajoutai que, si tous les catholiques de l’Europe étaient convertis à la même opinion, je ne verrais aucun mal à l’abolition du pouvoir papal ; mais, dans l’état présent des opinions religieuses, considérant la seule alternative qui se présentât réellement, à savoir, ou le maintien de la foi catholique romaine, ou l’extinction du christianisme lui-même, je préférais, quoique protestant, le pape à la déesse de la raison. Après tout, l’esprit du baron de Thugut ne comprend pas les considérations d’ordre général quand elles sont en opposition avec des projets de conquêtes ou d’agrandissement. »


Les dépêches de lord Minto ont trait le plus souvent à des incidens journaliers. Il suffit de signaler la sagesse, la clarté, la sagacité dont elles sont empreintes, et nous nous contenterons d’en recommander la lecture à ceux qui voudraient connaître l’histoire de ces négociations difficiles et restées d’ailleurs sans résultat. Ils y verront lord Minto toujours occupé à opposer à la politique tortueuse de son interlocuteur le sens droit et pratique qu’il apportait à la défense des intérêts qui lui étaient confiés. Nous voudrions toutefois ajouter un portrait passablement original à ceux qui ont déjà figuré dans cette galerie des contemporains de lord Minto : c’est celui de Souvarof, que le représentant de l’Angleterre a vu à Prague.