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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/495

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dizaine d’années auparavant, tous ceux qui se préoccupaient des réformes intérieures mettaient leur espoir en Turgot, et c’est ainsi que, dès les premiers mois du règne de Louis XVI, l’illustre intendant du Limousin fut appelé au ministère par la voix même de l’opinion ; en 1781, tous ceux qui s’intéressaient au développement de notre marine et de nos colonies avaient les yeux tournés vers l’intendant de Toulon. Parmi les défenseurs de ces grands intérêts, on sait quelle place occupait alors l’auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes. L’abbé Raynal jouissait encore d’une renommée qui devait bientôt s’évanouir pour toujours ; il était considéré comme un des patriarches de la philosophie. Depuis la mort de Voltaire et de Rousseau, après que Diderot eut disparu à son tour, il n’y avait pas de nom plus populaire dans la littérature militante. Son livre, dont les déclamations sont pour nous illisibles, faisait grande figure avant 89 ; à regarder les choses en bloc, cet immense répertoire de faits relatifs au commerce, aux colonies, aux établissemens maritimes, avait l’air d’un monument. On savait gré à un philosophe d’avoir tant de connaissances précises et de marcher de pair avec les hommes du métier ; on savait gré à l’homme du métier de parler avec tant de feu la langue des philosophes. Ce n’était pas la philosophie assurément, c’était le goût des mêmes études qui avait rapproché Raynal et Malouet. En 1785, l’abbé Raynal, banni depuis quatre années par un arrêt du parlement, avait obtenu la permission de revenir en France. Il était alors auprès de Frédéric le Grand. Il écrivit de Berlin à Malouet pour lui annoncer sa visite. Un jour qu’il y avait brillante réunion dans les salons de l’intendance, on annonça tout à coup l’abbé Raynal. Vous devinez la surprise de tous, ce fut un vrai coup de théâtre. L’escadre hollandaise, commandée par l’amiral Kingsbergen, croisait alors dans la Méditerranée pour la répression des pirates barbaresques. Les hôtes de Malouet ce jour-là, c’étaient l’amiral et son état-major, puis les officiers d’un vaisseau de guerre suédois qui se trouvait aussi en rade, sans compter un grand nombre de nos brillans marins. Pour tous ces hommes, et pour les étrangers autant que pour nos compatriotes, l’abbé Raynal était la philosophie en personne, une philosophie qui avait porté les idées de la France aux extrémités de la terre. « Partout, a dit Michelet, au fond de la mer des Indes, dans la mer des Antilles, on dévorait Raynal. Son livre pendant vingt années fut comme la Bible des deux mondes. » Présenté à l’amiral Kingsbergen, l’abbé Raynal se met aussitôt à l’attaquer sur la question des bouches de l’Escaut, la grande querelle du moment entre la Hollande et l’Autriche. Il résume les argumens des deux parties, expose le pour et le contre, cite les traités, les contre-traités, conclut enfin, à la joie de l’amiral ébloui et charmé, que l’intérêt de la