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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/519

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existe pour qu’elle soit mauvaise, son premier tort étant d’exister. On serait vraiment tenté de croire que l’esprit allemand est déjà dégoûté de la vie. N’exagérons rien. Il est clair qu’une pareille disposition ne sera jamais celle de la très grande majorité des Allemands. Toutefois on ne saurait nier le lien par lequel la philosophie dominante se rattache aux tendances générales du milieu où elle éclôt et se propage. C’est à ce titre que le système philosophique de M. Édouard von Hartmann a droit à un examen sérieux. On peut dire que sa doctrine est actuellement en possession d’une véritable popularité. Le gros livre d’environ 900 pages qui la contient sous le titre de Philosophie de l’Inconscient, et qui parut pour la première fois en 1869, est parvenu l’an dernier aux honneurs de la cinquième édition. Nous tâcherons d’exposer fidèlement ce nouveau système de philosophie, mais il faut en premier lieu rappeler les antécédens dont il dérive.


I.

M. von Hartmann est disciple et continuateur, du reste assez indépendant, de Schopenhauer, dont il partage, en les modifiant, les vues essentielles, et, parmi les admirateurs du vieux misanthrope de Francfort, il est sans contredit celui qui contribue le plus à venger la mémoire du maître des dédains dont celui-ci fut victime pendant presque toute sa vie.

Nul ne prévoyait en 1819, lorsque parut un volume intitulé Die Welt als Wille und Vorstellung (le Monde comme volonté et idée), qu’il y avait dans ce livre, accueilli par la plus parfaite indifférence, le germe d’une future école de philosophie. L’auteur, fils d’un négociant de Dantzig, n’avait guère que trente et un ans, et passait aux yeux du petit nombre de ses amis pour un philosophe amateur bien plutôt que pour un réformateur. Après quelques efforts impuissans pour briser la glace de l’insouciance publique, Schopenhauer se confina dans une retraite studieuse et chagrine, maugréant « contre les charlatans et les Calibans intellectuels, » c’est-à-dire contre les illustres titulaires des chaires officielles, et se bornant à développer son système sans y rien changer. Son esprit, naturellement caustique, aigri plus qu’il ne voulait l’avouer par l’obscurité à laquelle il se voyait condamné, limait les persiflages les plus acérés contre les maîtres du jour, et sa manière de traiter les questions les plus sérieuses s’en est toujours ressentie. Si l’on a dit, en s’autorisant de certaines formes dialectiques dont on abusait aisément, que la philosophie de Hegel était celle de la phrase, on pourrait dire de la philosophie de Schopenhauer qu’elle fut celle de la