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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/523

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Elles ont avec les hommes des sympathies d’épidémie, mais fort peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère. » De toutes les chimères, la plus grande est donc celle dont se berce l’amant qui s’imagine trouver le bonheur infini dans son union avec celle qu’il adore et qui mettrait le feu au monde entier pour l’obtenir. De même la femme va passionnément au-devant des déceptions de tout genre et des tortures en se donnant à l’homme qu’elle aime. Tristesse et tourment, voilà l’inévitable conclusion de tout roman réel, et il y a une ironie grandiose dans cette ruse, toujours la même, toujours victorieuse, de la volonté, qui, pour parvenir à ses fins, réussit à faire croire à l’égoïsme individuel qu’il va plonger dans un océan de délices, tandis qu’en réalité il s’immole sottement à la perpétuation de l’espèce.

C’est du même point de vue pessimiste que Schopenhauer envisage la vie tout entière et les joies qui prétendent l’embellir. Il n’est pas possible de nier le bonheur sous toutes ses formes avec plus d’acharnement. Ce qui seul est réel et constant, c’est la douleur. Tout plaisir est négatif, une diminution ou une cessation temporaire de la douleur, mais jamais un état positif de bonheur. Toute vie est essentiellement souffrance, et comme la vie humaine représente le degré le plus intense de la volonté de vivre, il est naturel qu’elle soit aussi la plus riche en souffrances. Notre monde est nécessairement le plus mauvais des mondes possibles. Ce n’est pas le suicide qui nous délivrera, c’est la connaissance du monde comme foncièrement et nécessairement mauvais. À la fin, cette connaissance déterminera la volonté souveraine elle-même, mais en attendant il y aura une longue série de souffrances, de luttes et de morts, jusqu’à ce que la croûte de notre planète s’écaille en petits morceaux.

Peut-être fait-on malgré soi quelque tort à cette philosophie en la résumant dans ces thèses, qui, détachées d’un encadrement souvent très spécieux, exhalent un parfum si prononcé de paradoxe à outrance. Schopenhauer s’empare aisément de son lecteur par une verve chagrine, mais à facettes miroitantes. Nous ne ferons pas en ce moment la critique de son système, que nous allons d’ailleurs retrouver, heureusement corrigé sur plusieurs points, mais maintenu dans son point de vue général et dans ses conclusions finales par M. von Hartmann. Du maître donc passons au disciple.

M. Karl-Robert-Édouard von Hartmann, fils d’un général prussien, est né à Berlin en 1842. Il embrassa la carrière militaire en 1858, et entra dans l’artillerie de la garde royale. Dès sa jeunesse, il se fit remarquer par un caractère sérieux et même déjà misanthropique. Il fuyait, paraît-il, la compagnie des jeunes gens et ne