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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/545

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que celui de M. von Hartmann, et sa philosophie pratique va nous expliquer pourquoi il n’en pouvait guère concevoir d’autre.

Leibniz a dit que ce monde est le meilleur possible, et Schopenhauer qu’il est le plus mauvais possible. M. von Hartmann est de l’avis de Leibniz, c’est-à-dire qu’il ne conçoit rien qui puisse mieux valoir que l’action constante, infaillible et sûre de l’inconscient en vue de la fin qu’il se propose ; mais, dit-il, ce monde peut être le meilleur possible et être en même temps fort mauvais. Or celui-ci l’est nécessairement, puisqu’il vient d’une volonté erronée ; il n’est et ne peut être que le résultat d’un péché d’origine. C’est pourquoi l’optimisme de Leibniz, qui veut que tout soit bon et que le mal lui-même ne soit qu’un moindre bien, n’est pas soutenable. Il en résulterait en effet qu’un état de bonheur sans mélange auquel viendrait s’ajouter une souffrance serait préférable au bonheur pur et simple ; cette souffrance, étant un bien, moindre sans doute, mais encore réel, ajouterait quelque chose de bon au bonheur sans mélange, ce qui est absurde. De son côté, Schopenhauer a dépassé la vérité quand il a voulu que tout plaisir, tout bonheur ne fût qu’un moindre mal, puisqu’il en résulterait que le malheur complet serait encore plus affreux, si une joie quelconque venait s’y adjoindre. La réalité est qu’il y a quelques élémens de bonheur physique et moral dans la vie ; mais, quand on se donne la peine de comparer avec quelque précision la somme des maux et celle des biens qui remplissent l’existence, on arrive épouvanté à la fin du calcul, tant la misère sous toutes ses formes l’emporte. On peut dresser une espèce de thermomètre du bien-être et du malaise, le zéro représentant l’état d’indifférence où l’on n’est ni heureux ni malheureux, et il se trouve que rarement, très rarement, il est donné aux existences les plus favorisées de s’élever momentanément au-dessus de zéro, que le plus souvent ce que nous appelons joie ou bonheur n’aboutit qu’à rapprocher de ce zéro des états corporels et spirituels qui étaient fort au-dessous, et qu’en somme la moyenne de toute vie est fatalement marquée du signe négatif. Si donc en théorie M. von Hartmann corrige sur certains points le pessimisme outré de Schopenhauer, il conclut d’une manière identique : le monde est mauvais, la vie est un malheur, la délivrance ne peut se trouver que dans le néant.

Comment donc s’expliquer le prix que la grande majorité des hommes attache à la conservation de leur existence ? C’est que l’Inconscient, qui, nous le savons, est très rusé et qui a besoin pour ses fins que l’humanité vive, a pétri la nature humaine d’illusions qui font que l’homme, en dépit de ses désenchantemens successifs, croit avec ténacité à un état de bonheur auquel il ne parviendra jamais. À ce point de vue, l’histoire de l’humanité peut se diviser en