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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/552

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qu’elle compterait plus de souffrance que de jouissance ; mais restons sur le terrain circonscrit par l’analyse précédente. Cette analyse n’aboutit pas, parce que la question du bonheur de la vie est insoluble abstraitement : elle dépend trop, pour être ainsi traitée, de la disposition individuelle. Si, malgré les plaisirs qu’il pourrait y goûter, quelqu’un trouve la vie insipide, vous ne parviendrez pas plus par le raisonnement à le faire changer d’avis que vous ne convertirez l’homme qui, malgré maint sujet de tristesse, estime qu’en somme il vaut encore mieux vivre que mourir. Tout revient en pareille matière à la façon dont on prend les choses. Ce qui fait la joie de l’un laisse l’autre indifférent, et tel qui supporte aisément certains maux s’étonne d’en voir d’autres que les mêmes afflictions écrasent. Prenons un exemple familier de ce qu’il y a d’individuel, de subjectif, dans le sentiment du bonheur.

Une foule d’honnêtes gens admettent sans peine que, lorsqu’on est retenu tout l’été à la ville, il est très agréable d’aller passer une journée à la campagne chez de bons amis qui vous attendent feras et cœurs ouverts, qui mettent à votre disposition une chambre confortable, leur jardin tout en fleurs, leurs frais ombrages, et avec qui vous dînerez sous la tonnelle en charmante compagnie. Voilà, n’est-il pas vrai, un gentil programme qui sourit d’avance à tout esprit bien fait ; mais Marécat, le personnage grincheux de Nos Intimes, ne l’entend pas ainsi. Marécat est l’un de ces désagréables mortels qui trouvent moyen de se déplaire partout. Écoutons-le raconter ses infortunes :

« Ah ! j’en ai assez, moi, de la campagne. Les bêtes m’empêchent de boire, les bêtes m’empêchent de manger, les bêtes m’empêchent de dormir. Conçoit-on ! on a l’idée de flanquer le couvert sous la tonnelle !.. Je ne veux plus qu’on mette le couvert sous la tonnelle… Il me semblait à tout moment qu’il tombait une chenille dans mon verre et qu’une araignée se balançait sur mon assiette… Là, au bout d’un fil, comme ça… (Frissonnant.) Euh !.. Je monte me coucher avec ma bougie. Pin ! pan ! pan ! voilà les papillons qui me tapent dans le nez, qui me tapent dans l’œil !.. Je me déshabille, je me mets au lit, je commence à m’assoupir… Bououou ! il faut se lever, c’est une grosse mouche, elle a peut-être le charbon ! Je la sens sur mon oreille, je ne bouge plus ! (Se donnant une claque sur l’oreille.) Bing ! je la manque, et je m’applique une taloche !.. Furieux, je cours après, en chemise, mon bonnet de coton à la main, et je saute sur les chaises, sur la toilette, sur la table de nuit. Elle vole à la fenêtre. Boum ! je casse un carreau. Au moins la mouche s’en va… Mais ce n’est pas fini. Je me recouche. Les petits cousins se disent : Ah ! bon, voilà le moment !..