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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/566

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de feuillages verts et de fleurs, un parfum d’héliotrope et d’oranger, un bruit d’eaux vives et un mélodieux bourdonnement d’abeilles. — Une royale fête des yeux !

— Qu’en dis-tu ? cria derrière moi une voix joviale, en même temps qu’une large main s’abattait dans la mienne. — C’était Tristan, toujours le même, avec ses grandes jambes solides et sa physionomie originale, qui fait songer à la sérénade de Don Juan, où l’accompagnement raille, tandis que la mélodie pleure. Les yeux bleus de Tristan sont noyés de mélancolie, mais sa bouche sensuelle et ironique rit sous sa barbe blonde. Ces dix-huit années ne l’avaient pas changé ; on eût dit que l’air salubre des bois lui avait conservé une éternelle jeunesse ; pas un fil blanc dans ses cheveux, pas un pli sur son front d’enfant. — Regarde bien, reprit-il, emplis tes yeux de lumière et de couleurs ; ensuite nous irons deviser à l’ombre. Le propriétaire de la villa est allé aux eaux et m’a laissé maître chez lui. Quand tu te seras bien grisé de soleil et de parfums, je te conduirai près de la source, je te lirai mes derniers vers, et tu t’assoupiras doucement au double ronron de mes rimes riches et de l’onde jaillissante.


9 septembre. — Ce matin, Tristan a remis les clés de la villa entre les mains de la femme du jardinier, et nous avons repris le chemin de la forêt. Nous descendions vers les bois de Maigrefontaine à l’heure où le paysage a encore son charme virginal. La fraîcheur de la nuit l’a pénétré d’une vapeur argentée qui est pour les feuillées comme cet humide velouté déposé à l’aurore sur les grappes mûrissantes. Les sentiers sont noyés dans une ombre moite et les gouttes de rosée irisent l’extrémité des branches. La forêt a l’air d’une nymphe qui sort du bain et qui roule dans une gaze transparente son beau corps nu et ruisselant. — Quand nous aurons dépassé la source de l’Aube et que nous approcherons de la Thuilière, me dit Tristan, je te ferai admirer mon jardin, qui est tout autre chose que celui de la villa. Lorsque je vais le visiter, je prends en pitié les massifs où mon hôte a si grand’peine à conserver ses fleurs exotiques. Ces plantes du midi sont en définitive de pauvres dépaysées et elles me font toujours l’effet de Mignon regrettant la patrie. Vous autres, gens des villes, vous ne vous doutez pas combien est magnifique la flore de la forêt, même dans ces mois d’arrière-saison. Elle a une grâce et une couleur incomparables, elle est variée et féconde à l’infini ; elle a surtout cela pour elle que, poussant à la volonté de Dieu, elle ne peut s’acclimater dans les parterres des philistins.

Une fois sur le chapitre des fleurs sylvestres, Tristan ne tarissait