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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/712

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ni le grec, ni l’exégèse, mais, ce qui importait davantage, il était du sang et de la race des êtres sauvages qu’il instruisait. Le sermon commença par une sortie véhémente contre le bal et un portrait satirique du capitaine lui-même, qui firent sensation. Les gens du monde auront de la peine à se rendre compte des élémens qui produisirent de si violentes révolutions aux premiers temps des prêches méthodistes, à s’expliquer par exemple comment dans certain camp revivaliste cinquante hommes furent saisis, pendant le sermon, d’une telle terreur qu’ils criaient merci à Dieu, quelques-uns tombant en catalepsie, beaucoup d’autres changeant de vie, comme si la parole les eût transformés ; mais ces sauvages colons de l’ouest prenaient feu à la façon de l’étoupe, ils ne délibéraient pas, ils se laissaient emporter vers le ciel avec une foi absolue dans les récompenses et surtout dans les châtimens éternels.

Ce soir-là, Magruder appela tour à tour chacun de ses auditeurs à la barre de sa propre conscience avec une si solennelle indignation qu’un grand tumulte régna parmi la foule : quelques-uns se révoltaient contre tant de rigueur, prêts à l’injurier lui-même, d’autres sanglotaient tout haut quand il parlait de promesses faites aux morts, de vœux prononcés sur la tombe fraîche de leurs petits enfans. Quand il en vint au chapitre de la vengeance, Kike, très attentif dès le début, contint des deux mains sa poitrine haletante. Le prédicateur peignit l’homme qui nourrit une pensée homicide comme un meurtrier de fait, aussi coupable déjà que s’il eût tué son ennemi et caché le cadavre ensanglanté dans les feuilles de la forêt, où les loups seuls peuvent le découvrir. À ces mots, il se tourna par hasard vers le coin de la chambre où Kike était assis, prêt à s’évanouir. Magruder, qui épiait toujours l’effet de ses coups, remarqua cette émotion et fit une pause. Le silence était absolu ; de temps à autre seulement s’élevait le sanglot d’une âme torturée ; tout ce peuple semblait attendre son arrêt, et la vive imagination de Kike lui montrait Enoch Lumsden déjà flairé par les loups, sous les feuilles mortes. Jusque-là, le prédicateur avait parlé avec emportement ; quand il reprit, les larmes l’étranglaient ; d’une voix entrecoupée, les yeux toujours fixés sur Kike : — Malheureux ! s’écria-t-il, je vois des taches de sang sur tes mains ! Comment oses-tu les lever devant notre juge à tous ? Tu es Gain, Dieu t’envoie aujourd’hui son messager pour te demander compte de celui que tu as déjà tué dans ton cœur. Tu es un meurtrier ! Rien, sinon la miséricorde de Dieu, ne peut t’arracher de l’enfer.

Kike crut que le Seigneur lui-même l’interpellait et dénonçait ses crimes ; cachant sa tête entre ses mains, dans un paroxysme