Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/747

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Alsace. Ils voulaient, c’est le mot, puisqu’ils ne pouvaient invoquer que leur volonté, la volonté de la force, pour garder des pas essentiellement français, ce qu’ils appelaient par un euphémisme inutile la « Lorraine allemande, » et surtout Metz. M. Thiers résistait ; il s’efforçait, ne pouvant mieux faire, de disputer le terrain, de repousser le plus loin possible cette frontière ennemie tracée par l’épée en pleine France, et il finissait par livrer sa dernière, sa plus décisive bataille au sujet de Belfort, que les Allemands n’avaient certainement pas tenu à occuper avant l’expiration de l’armistice pour s’en dessaisir aussitôt.

L’intérêt national, militaire, politique, était évident. Si la France perdait Belfort, en perdant déjà Strasbourg, Metz, Thionville, elle restait cernée de toutes parts, elle n’avait plus d’issue. C’était une porte fermée pour elle, ouverte pour l’ennemi, qui pouvait se précipiter par là vers le midi de la France, en tournant toutes nos défenses. Ce n’est pas pour rien, M. Thiers l’a remarqué depuis avec une vivacité frappante, ce n’est pas pour rien que la langue populaire a désigné ce passage sous le nom de « trouée de Belfort. »

C’est en effet la grande trouée ouverte par la nature entre les Vosges et le Jura, une des grandes routes traditionnelles de toutes les invasions. Comme défense de cette région ouverte, comme complément de notre frontière entre le ballon d’Alsace et le Jura, Belfort, avec une zone suffisante, avait plus que jamais une importance de premier ordre, et si on le voulait, si on avait pu songer à des moyens d’offensive en un pareil moment, on gardait du moins par là une dernière issue pour aborder le territoire ennemi, pour pénétrer encore dans la vallée du Rhin.

M. Thiers tenait donc à Belfort comme à la dernière image visible de notre intégrité, comme à une dernière garantie d’indépendance. À la ténacité de M. de Bismarck, il opposait la ténacité du malheur. « J’ai lutté, a-t-il dit lui-même, avec un désespoir si énergique et si sincère que j’ai persuadé un négociateur très opiniâtre et malheureusement trop autorisé par la victoire. Je lui ai fait sentir la nécessité de ne pas nous imposer le dernier sacrifice. À toutes mes instances, il répondait : Je ne puis pas ! Et il m’a fallu, après des efforts pendant une journée entière, conquérir les deux plus grandes autorités de la Prusse, l’autorité royale et l’autorité militaire, pour arracher cette concession pénible. » Jusqu’au bout, on disputait encore, et c’est ici qu’à cette question de Belfort se lie la question de l’entrée de l’armée prussienne dans Paris. M. Thiers n’avait rien négligé pour dissuader le roi et M. de Bismarck d’entrer dans Paris. Il avait montré de la manière la plus saisissante le danger qu’on courait, la résistance probable d’une population exaspérée et prête à se