Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/814

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fenêtre ouverte, absorbant le soleil et l’air pur ; il avait oublié toute responsabilité, perdu tout sentiment de sa tâche redoutable. Boire, manger, dormir, vibrer comme un instrument passif sous toutes les brises nouvelles qui viendraient l’effleurer, telle était son existence. Le digne docteur Morgan, ayant pris en amitié un malade ramené de si loin, ne pouvait songer sans regret au moment de la séparation ; il causait volontiers avec le jeune prophète, qui de son côté s’attachait de plus en plus au port tranquille qui l’avait recueilli. La bonté maternelle de Mme Morgan le pénétrait de reconnaissance ; il admirait les vertus domestiques de miss Jane, la fille aînée ; mais il y avait deux choses qu’il aimait par-dessus tout : le vol capricieux des hirondelles, qui sortaient de leurs nids sous le bord du toit pour vagabonder dans les airs, et le pas bondissant d’Henriette, Nettie, comme on l’appelait, la plus jeune des filles du docteur, son babil aussi joyeux que celui des oiseaux. Bien qu’elle eût près de dix-huit ans, il y avait dans ses joues rondes, dans ses cheveux d’un blond pâle, dans son rire communicatif, qui éclatait de lui-même sans raison, dans sa manière vive et enjouée d’accomplir jusqu’aux devoirs les plus sérieux, quelque chose d’enfantin qui mettait en déroute l’austérité habituelle de Kike et qui s’accordait à merveille avec son insouciance présente, sa délicieuse lassitude. Il tournait de droite à gauche sur l’oreiller pour suivre les mouvemens de la petite fée sa tête encore appesantie ; il la faisait parler pour entendre le son de sa voix, non que Kike oubliât la prudence recommandée aux jeunes ministres dans leurs relations avec les personnes d’un autre sexe. Auprès de miss Jane, il était fort réservé, car Jane était la femme exemplaire qu’il eût voulu épouser, s’il devait se marier jamais ; mais Nettie n’était qu’un enfant, un gentil papillon qui égayait ses yeux. Sortait-elle, Kike était impatient ; rentrait-elle, sa présence l’enveloppait d’un rayon de soleil. Nettie de son côté, tout en croyant le vénérer comme un saint, laissait peu à peu la pitié se confondre dans son jeune cœur avec la tendresse. Bien avant qu’ils ne s’en fussent rendu compte ni l’un ni l’autre, le docteur pénétra tout ce qui se passait entre eux, et il n’en fut point mécontent. Il était sûr de guérir Kike, et l’enthousiasme passionné apporté par ce jeune homme au service de Dieu avait touché l’ancien ministre.

Un jour que Kike regardait dans une sorte d’extase moins spirituelle que celles dont il avait eu l’habitude l’aiguille courir entre les doigts de la blonde fillette, le docteur survint et pria Nettie d’aller aider sa mère. Kike la suivit des yeux tandis qu’elle s’éloignait, puis se mit à écouter le bruit d’un rouet qui s’était accentué soudain sous l’impulsion de mains plus jeunes. — Hélas ! des heures s’écouleraient peut-être avant que Nettie ne reparût ! Cependant le docteur procédait à ranger attentivement les fioles de sa pharmacie