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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/871

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avant qu’on l’en eût priée, leva le voile qui la masquait. C’était Angélique. Gorani fit pourtant bon visage à mauvais jeu. « Que je suis donc ravi ! s’écria-t-il. J’ai deviné : c’est bien toi, ma divine amie ! J’ai fait semblant de ne pas te reconnaître pour te ménager un plaisir de plus… » La femme offensée ne lui permit pas de continuer : elle l’accabla d’imprécations et lui asséna, sans qu’il s’y attendît, « deux terribles soufflets, » les seuls qu’il eût reçus et qu’il dût recevoir de sa vie. Que faire en pareille occasion ? Gorani resta pétrifié : il laissa partir u la déesse irritée » sans la retenir, sans la suivre, sans même lui répondre un seul mot. À six heures et demie du matin, il était sur la route de Séville.

Il erra quelque temps encore, ne sachant à quoi se résoudre, et ne voulant pas retourner dans la ville d’Angélique après l’affront qu’il y avait reçu. Enfin, comme il avait de bonnes recommandations pour le Portugal et qu’il espérait y trouver de l’argent pour son royaume de Corse, il partit pour Lisbonne, où il arriva, non sans déboire, à la Toussaint. Il descendit modestement dans une petite auberge à l’enseigne des Saintes âmes du Purgatoire : c’était un corridor étroit, glissant entre deux rangées de cellules séparées par des cloisons toutes fendues et n’ayant que 5 pieds de haut ; on pouvait donc regarder chez le voisin par-dessus les cloisons, si l’on était trop scrupuleux pour mettre l’œil aux fentes. Cette maison n’était pas de bon augure ; ajoutez que Gorani venait de faire une chute en voyage et que pendant un bon quart d’heure il était resté évanoui : d’autres, assure-t-il, auraient rebroussé chemin à sa place. Il n’en sortit pas moins de sa tanière, entre chien et loup, en y laissant par précaution son argent et sa montre, et il se mit à se promener en long et en large sur la place del Rocio. Il fut abordé par une négresse, qui tenait à la main son chapelet et qui, entre un Pater et un Ave Maria, lui offrit de le présenter à une bonita rapariga dont elle lui vanta les mérites. Gorani suivit la négresse, qui lui fit traverser cinq ou six rues ; il passa une petite porte et, après avoir monté trois étages, se trouva en face d’une jolie personne qui lui demanda d’abord à souper. À une heure du matin, il entendit du bruit sur le palier. « Ce sont des rats, » lui dit-on pour le rassurer, mais Gorani se défiait déjà des rats de Lisbonne. Il enfila lestement son habit, prit un pistolet dans sa main droite, son épée nue dans la main gauche, et attendit trois minutes ; la porte s’ouvrit alors, et un homme entra suivi de plusieurs autres et tenant une lanterne à la main. Preste et adroit (il avait vingt-cinq ans), Gorani déchargea son pistolet sur le premier venu ; la lanterne tomba, l’homme aussi peut-être, l’épée écarta les autres, et en trois sauts, poursuivi par ces chenapans, le futur