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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/874

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le colonel à la potence ; le roi daigna commuer sa peine, et on ne le pendit pas, mais on le fusilla. On l’accusait de concussion ; quand il fut mort, on trouva dans sa maison trois louis et demi : c’était toute sa fortune. Son crime était plus grave : un jour, dans un cercle de nobles où les officiers étaient reçus, tous les assistans s’étaient mis à chanter la gloire du comte d’Oeiras, Graveron seul n’avait point fait sa partie dans ce chœur de louanges ; il avait paru ne rien entendre et il était sorti sans dire un mot.

Ce trait montre fort bien ce qu’était Oeiras, tout-puissant en Portugal depuis le fameux tremblement de terre. Quand Gorani vint à Lisbonne, dix ans après la catastrophe, on en parlait encore avec terreur. On se rappelait les soubresauts de la terre, qui « paraissait un fluide bouillonnant à grosses ondées, » le débordement de la mer et du fleuve qui avait transporté des vaisseaux à plusieurs lieues dans les terres, étranges naufrages où l’on sombrait en plein champ, les incendies enfin, plus funestes que les inondations et les plus fortes secousses. M. Beulé a soutenu ici même que Pline le Jeune et Bulwer avaient calomnié le Vésuve, et qu’il fallait attribuer la destruction de Pompéi, non pas au lapillo que vomissait le cratère, mais aux lampes que les habitans en fuite avaient laissées brûler dans leurs maisons. Gorani fournit, sans y songer, quelques faits à l’appui de cette conjecture. En 1755, le jour du tremblement de terre, Lisbonne fêtait la Toussaint ; toutes les cuisines des maisons aisées, des casernes et des couvens étaient allumées, des brasières chauffaient toutes les églises, où flambaient des bougies et des cierges et où fumaient des encensoirs. Tout cela prit feu au moment de la forte secousse, qui dura trois minutes et vingt secondes. Le plomb fondu coulait partout ; les toits s’effondraient, enfonçant les planchers et renversant les murailles ; l’église Sainte-Anne en croulant écrasa 1,500 fidèles et le prêtre qui leur donnait la bénédiction in articulo mortis. Il y eut au calcul de Gorani 45,000 morts et 3,852 constructions renversées ; les jours suivans, par mesure de prudence, les habitans abattirent beaucoup d’autres maisons. La perte fut évaluée à 600 millions, sans compter les richesses enfouies dans le palais du roi, qui fut réduit en cendres. Tous les souverains de la maison de Bragance s’étaient prescrit comme un devoir d’ajouter quelque chose à ce dépôt de trésors, et Joseph Ier thésaurisait plus que tous les autres. « Le comte d’Oeiras, dit Gorani, l’avait engagé à ne pas payer ce qu’il devait et à faire attendre la solde des gens qui étaient au service de la cour, où j’ai vu des domestiques vendre leurs femmes et leurs filles pour se procurer du pain. » Enfin, dix ans après, la ville n’était qu’à moitié rebâtie et montrait encore aux étrangers les ravages du tremblement de terre. Protégés par ces ruines, les voleurs et les assassins avaient