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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/880

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sans assister à deux ou trois grandes bénédictions. » Gorani vivait bien tranquillement à Lucernate, sans domestiques, et avec une de ses sœurs qui s’était attachée à lui ; on osa calomnier ses relations avec cette jeune fille, qu’on voulut jeter dans un couvent, et qui, après bien des tribulations, finit par épouser un homme de sang royal, âgé de soixante-six ans, le comte Alexis Comnène ; ce vieillard n’avait « ni vertu, ni esprit, ni culture, ni bon sens. » Sur quoi Gorani se rendit à Genève (1769) pour y faire imprimer son livre. Dans ce laboratoire intelligent, où tout le monde travaillait, même les riches, il fréquenta surtout Charles Bonnet, qui eut pour lui pendant plus de dix ans et jusqu’au dernier jour beaucoup d’estime et d’affection ; c’est un fait à noter, car Bonnet avait le droit de se montrer difficile. Gorani fit aussi, comme tous les lettrés du temps, le pèlerinage de Ferney.

Ce qui lui plaisait dans le châtelain de l’endroit, c’était surtout la haine contre la religion romaine et la cour d’Autriche. Il alla donc voir celui qu’on nommait le patriarche, et il prit pour l’aborder « la contenance d’un jeune dévot qui approche du saint sacrement. » On voit qu’il soignait toujours sa pantomime. Voltaire, sa- chant Gorani Milanais, lui demanda des nouvelles de la vierge Marie, de saint Ambroise et de saint Charles Borromée. Le jeune visiteur, qui avait de la présence d’esprit et une mémoire étonnante, répondit en altérant un peu les deux premiers vers de la Pucelle :

Vous m’ordonnez de célébrer des saints ;
Ma voix est faible et même un peu profane.


C’était bien débuter. Ajoutons que Gorani avait la tête pleine d’anecdotes et qu’il connaissait à fond le théâtre français ; aussi fut-il bien reçu dans cette illustre maison, où il fit deux séjours en 1769, le premier de trois jours, le second d’une semaine. Il avait obtenu ces deux invitations en citant à propos des vers de Voltaire sur l’opéra, et une longue phrase du même auteur démontrant la nécessité de la rime dans la poésie française. C’était le temps où le patriarche coquetait par lettres avec l’impératrice de Russie Catherine II, qu’il appelait familièrement sa Cateau, et, en style plus noble, la Sémiramis du nord. M. Desnoiresterres, en son livre, Voltaire et Rousseau, a raconté avec soin ces galanteries politiques ; Gorani s’y trouva mêlé par aventure, et nous fournit quelques détails nouveaux. On connaît l’affection très sincère et presque enthousiaste de Voltaire pour Catherine II. N’avait-il pas écrit en 1767 à Mme Du Deffand : « Je suis son chevalier envers et contre tous. Je sais bien qu’on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari, mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas, et d’ailleurs