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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/954

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« Oh ! si je l’avais connue, comme je l’aurais aimée ! » et le second : « Je t’ai connue et je t’ai tendrement aimée ; » mais c’est moi qui achevai : « Je ne t’ai pas connue, mais je t’aime et t’aimerai pendant l’éternité. » La note frissonnante d’une cymbale, qui partait d’un massif au pied de la terrasse, vint m’éveiller. Au même moment, la comtesse K….yi, qui ne manquait aucune fête, s’approchait et me disait : — Farkas Miska et sa bande !

Farkas Miska ! le bohémien des salons de l’aristocratie hongroise, qui ne donne pas une fête sans lui.

Le concert commença par le szozát, chant national hongrois, chef-d’œuvre de style, de noblesse, de vigueur, et plein de cette tristesse mystérieuse qui traverse ici toute musique. L’hymne chantait les vieux combats de la liberté, les anciennes batailles, les exploits de la chevaleresque nation, et la Hongrie, détachée du cadre du présent, reculait toujours plus fière et plus glorieuse dans la demi-teinte du passé. De chaleureux applaudissemens couvrirent le triomphant finale. Des lassan, des hongroises, suivirent. Vers la nuit, on invita la troupe à prendre des rafraîchissemens, et Farkas Miska monta au salon. C’est un homme de quarante-cinq ans, très grand, très maigre, avec beaucoup de dignité d’allure, le teint jaune ardent, la physionomie impérieuse et douce à la fois, les yeux très beaux.

Je l’observai curieusement. Il se promenait fier, nonchalant, muet, à travers la foule qui commençait à remplir le château. Plusieurs personnes lui parlèrent ; il les regardait vaguement, et sans répondre poursuivait sa promenade. Après avoir fait quelques tours ainsi, il remarqua pourtant la comtesse K….yi, et, marchant droit à elle, lui adressa la parole. Je m’approchai hardiment, et demandai au bohémien le motif qui le poussait à converser avec Mme K.,..yi plutôt qu’avec les autres. Il me regarda un moment et répondit : — Van lelkel (elle a de l’âme). — Il ajouta : — Te is (toi aussi). — Puis il nous tourna le dos. Je me sentis très flatté.

Le lendemain de très bonne heure, un grand bruit dans la chambre voisine de la mienne me réveilla : battemens des portes, des fenêtres, déplacemens des meubles ; ce remue-ménage cessa enfin. J’allais me rendormir lorsqu’on frappa à ma porte. Un joli garçon, tout blond, tout mouton, qui me fit l’effet d’une fille déguisée, entra : — Monsieur, je suis Plotenyi Nandor, disciple fervent de Remenyi Ede, qui arrive et vient de s’installer dans la chambre voisine.

— Très bien, monsieur. Est-ce pour décliner votre nom et votre ferveur que vous venez m’empêcher de dormir ?

— Non, c’est pour vous prier de vous habiller et d’aller vous promener. — Le mouton disait cela avec un petit air décidé qui lui gagna mon estime.

— Comment, d’aller me promener ?