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et caressé par la gloire, il ne pouvait sans une profonde amertume penser à cette époque de sa vie. Son seul plaisir était d’errer aux heures de liberté dans ces rues de Londres dont il apprenait à connaître chaque pierre, et de passer le dimanche en famille dans la prison de la Maréchaussée. Parfois aussi il entrait pour boire un verre de bière dans quelque taverne où la vue de son pauvre petit chapeau et de sa jaquette usée faisait naître ordinairement un sentiment assez voisin de la défiance.

Fort heureusement son père vint à faire un petit héritage qui lui rendit la liberté, et peu de temps après le jeune Dickens fut envoyé à Wellington-house-academy. C’était le titre pompeux d’un établissement qui jouissait dans le quartier d’une certaine renommée, bien qu’on ne sût pas au juste pourquoi. Ce qui est certain, c’est que les souris blanches y recevaient, grâce aux élèves, une plus brillante éducation que les élèves eux-mêmes, et que, si le principal maître avait la réputation de ne rien savoir, il y avait en revanche un sous-maître qui passait pour savoir tout. Au reste, Dickens ne passa que deux ans sous la férule de M. Jones, dont il quitta la pension pour entrer comme petit clerc chez un attorney.

On demandait un jour au père de Dickens où son fils avait été élevé. « Ma foi, monsieur, répondait-il, on peut dire qu’il s’est élevé tout seul. » Ce n’était pas là une façon de parler. En effet, avec l’esprit d’observation la volonté s’était peu à peu développée chez le jeune homme, qui ne montrait pas beaucoup plus de goût pour son nouvel emploi qu’il n’en avait eu précédemment pour le cirage, et qui était ambitieux à sa manière. Son père, afin d’augmenter les ressources du ménage, s’était chargé de sténographier pour un journal les débats du parlement. Dickens, encouragé par l’exemple, se mit à l’étude de la sténographie avec l’ardeur qu’il a toujours portée dans toutes ses entreprises, et se rendit bientôt maître des secrets du métier. En même temps il fréquentait assidûment la salle de lecture du British Museum pour s’y donner l’instruction qui avait été refusée à son enfance; mais, si habile sténographe qu’il fût devenu, et il n’y en eut jamais de pareil, il dut se contenter pendant deux ans d’exercer sa profession dans les différentes cours de justice. Il n’y perdait point son temps d’ailleurs et y amassait des matériaux pour l’avenir. On sait en effet combien les formes de la procédure anglaise favorisent l’élément dramatique, et quelle variété d’originaux défilent chaque jour devant les tribunaux d’une cité comme Londres. Enfin à dix-neuf ans Dickens put aller rejoindre son père dans la galerie des sténographes du parlement. Il travailla d’abord pour le True Sun, puis pour le Morning Chronicle. C’était une admirable école pour un jeune