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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/112

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y neige quelquefois. » Dickens s’aperçut que les choses n’avaient pas beaucoup changé. Les lieux n’avaient pas changé non plus. Leur beauté fit sur lui une impression profonde, et, quoiqu’il fût peut-être plus sensible aux ridicules des hommes qu’au sublime de la nature, le val de Glencoe avec ses souvenirs tragiques et ses masses de rochers ne devait pas s’effacer de sa mémoire; mais ce n’était là qu’un prélude à un plus grand voyage. Parmi les témoignages d’admiration qui lui venaient de toutes parts, celui de Washington Irving avait réveillé le désir, ancien chez Dickens, de visiter les États-Unis. Le moment était favorable. Libre enfin de ses premiers engagemens littéraires, il venait de conclure avec MM. Chapman et Hall un traité avantageux qui lui donnait une année de loisir, et se disait qu’il rapporterait bien d’Amérique un livre tout fait. En conséquence, laissant ses quatre enfans à la garde de Dieu et de ses amis, il partit avec Mme Dickens en janvier 1842. Après une rude et périlleuse traversée, il eut dès Halifax l’avant-goût des ovations qui l’attendaient. Un homme hors d’haleine se présente à lui comme le président de la chambre des communes d’Halifax, l’entraîne à la maison du gouverneur, puis à la séance du parlement, qui s’ouvrait justement ce jour-là, et où juges, magistrats, évêques et législateurs, souhaitant la bienvenue au romancier, le font asseoir à côté du trône du président.

Depuis Lafayette, comme le faisait remarquer l’historien Ticknor, personne n’avait été reçu de la sorte. Daniel Webster déclarait à ses compatriotes que le nouvel étranger avait déjà fait plus pour améliorer la condition des pauvres en Angleterre que tous les hommes d’état envoyés par la Grande-Bretagne au parlement. Channing, développant en beau langage la même hyperbole, trouvait dans l’œuvre du romancier la justification de cet accueil magnifique, et Washington Irving, dans le grand dîner de New-York, où suivant ses prévisions il resta court, buvait à Charles Dickens, « l’hôte de la nation. » Mais quoi? s’il est doux d’être fêté, cela est bien fatigant aussi. Dickens ne tarda pas à s’en apercevoir. Il dut d’abord prendre un secrétaire, car il avait une correspondance de ministre et autant de rendez-vous qu’un médecin à la mode; puis il fut forcé de se tracer un plan de voyage rigoureux, et finit même par refuser toute invitation à paraître en public. Il n’avait de repos ni jour ni nuit, et sa popularité le poursuivait jusqu’au lit. C’est ainsi qu’un soir, à Hartford, au moment où il venait de se coucher, une sérénade de voix et de guitares se fait entendre devant sa porte, dans le corridor de l’hôtel. « Nous nous sentîmes plus émus que je ne puis vous dire. Pourtant au milieu de mon accès de sentimentalité une pensée me traversa l’esprit qui me fit tellement rire que je dus me cacher le visage sous les couvertures. — Bonté du ciel !