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Je passai encore six semaines à Flamarande. Je m’y sentis plus calme et, en dehors de mon chagrin intérieur, plus heureux que je ne l’avais été depuis longtemps. Ces Michelin étaient réellement de braves personnes, leurs enfans m’aimaient, et Ambroise me distrayait par son esprit enjoué et actif. Je me portais bien, je chassais un peu ; je n’avais plus le spectacle des larmes de Mme de Flamarande et le supplice des confidences de son mari. Je m’appartenais enfin, et peu à peu je m’habituais à l’idée de secouer le joug qui m’avait été imposé. Je prenais la résolution d’écrire à Mme la comtesse pour l’informer de l’existence et de la bonne santé de son fils aîné. Je lui écrivis même beaucoup de lettres, que je brûlai toutes, retenu par la crainte qu’elles ne fussent surprises par son mari.

D’ailleurs cela ne pouvait pas s’expliquer par écrit. Une femme si pure et si noble ! comment oser lui dire de quoi elle était accusée ? Une mère si passionnée ! comment l’empêcher de commettre quelque imprudence dont le résultat lui eût été funeste ? M. le comte avait trouvé le plus cruel des châtimens en cas de révolte de sa part ; il avait parlé de lui retirer Roger, et il était homme à le faire. Je devais être là, je devais préparer la comtesse à cette révélation ; je ne pouvais en charger personne. Tout cela ne devait avoir lieu qu’à son retour d’Italie. Je m’attachai à cette résolution forcément ajournée, à cet espoir de racheter le repos absolu de mon cœur et de ma conscience, et je pris courage en m’occupant de Gaston avec un profond attendrissement.

Malheureusement pour moi, Gaston ne m’aimait pas, et toutes mes avances le trouvaient insensible. Il n’était ni brutal ni maussade, mais il me répondait d’un air ennuyé et s’essuyait le front du revers de sa main quand je me hasardais à y déposer mes lèvres par surprise.

Son instinct de réserve était moins sensible avec les autres. Les paysans ne sont pas démonstratifs, et personne ne quêtait ses caresses. Il était tout l’opposé de son frère Roger, qui montrait déjà un caractère tout en dehors. Gâté, ardent, fantasque, Roger n’avait pas une minute de repos. Il fallait que tout mobilier ou toute personne lui passât par les mains. Il brisait tout, et dans ses jeux il se souciait peu de vous faire du mal ; mais il avait tout aussitôt des repentirs charmans : il vous caressait avec passion, trouvant des mots tendres et comiques pour vous consoler. Ses prières étaient irrésistibles, ses colères effrayantes, ses gentillesses adorables. Tout émotion, il donnait aux autres des émotions continuelles.

Gaston, paisible et méfiant, était très mystérieux. Sa douceur était inaltérable. Il n’avait aucune fantaisie et s’amusait seul autant qu’avec les autres enfans. Tout paraissait l’intéresser, il exa-