Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
252
REVUE DES DEUX MONDES.

Un instant encore, et sa respiration égale et forte m’attestait qu’il donnait profondément. Je m’approchai et le regardai. Je voulais savoir s’il était encore capable d’inspirer l’amour.

Au premier coup d’œil, je crus voir un montagnard aussi authentique, c’est-à-dire aussi inculie qu’Ambroise ou Michelin. Il dormait tout vêtu, et ses habits de velours à côtes, ce velours marron, chéri des Auvergnats, avait pris la teinte cotonneuse et indéfinissable qui le caractérise dès qu’il a éprouvé la moindre usure. Ses gros souliers ferrés tout poudreux étaient par terre, mais ses bas et son linge irréprochables trahissaient le soin de sa personne, caché sous les dehors du paysan. Il avait toujours la taille fine dans sa ceinture de laine rouge ; aucun embonpoint précoce n’avait envahi ce beau corps élancé dont l’élégance m’avait toujours frappé ; ses mains étaient toujours belles et fines malgré la teinte verte des ongles, signe indélébile du botaniste en activité, et quelques légères callosités dues au travail du géologue. Il portait la barbe courte, entière et frisée naturellement ainsi que sa chevelure, qui était blanche comme la neige, tandis que la barbe était d’un gris argenté. La fatigue et les intempéries n’avaient pas rougi la peau de son visage, qui restait pâle, un peu bistrée. À quelques pas de distance, on pouvait, à moins d’une vue très nette, prendre cette belle tête pour celle d’un homme de cinquante ans blanchi prématurément ; mais de près les tempes lisses, la bouche fraîche, la narine dilatée, le cou rond et sans pli, le sourcil noir en arc bien dessiné, c’étaient là des signes de jeunesse indiscutables, et en somme le marquis de Salcède, qui n’avait alors qu’une trentaine d’années, était plus beau encore avec son costume rustique et ses cheveux blancs que je ne l’avais jamais vu. Mme de Montesparre pouvait être plus que jamais éprise de lui, — Mme de Flamarande aussi !

Je remarquai qu’il portait sur sa poitrine une sorte de scapulaire en maroquin noir. Ce devait être le fameux bouquet reposant sur la cicatrice du duel ; mais peut-être y avait il un billet dans cette relique,… m’en emparer devint une obsession insurmontable. C’était risquer le tout pour le tout. Je pensai à Roger, à mon honneur, que je ne pourrais jamais invoquer, si je n’avais pas de preuve, et que je recouvrais vis-à-vis de moi-même, si je parvenais à démasquer le mensonge.

Aussi attentif, aussi souple, aussi prompt, aussi muet que le chat qui guette sa proie, je me plaçai de manière à me dissimuler, si Salcède ouvrait les yeux. Vingt fois, cent, fois peut-être, je portai la main sur le trésor, autant de fois je la retirai, suivant tous les imperceptibles mouvemens d’un sommeil où l’instinct de l’âme survit à l’accablement du corps. Enfin, par je ne sais quels miracles de patience et de dextérité, je parvins à soulever la boutonnière qui