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pas la peine de répondre. Dans la solitude où je vis, j’ai besoin de société, et je n’en puis trouver de plus convenable et de plus légitime. Vous savez que, quand Roger s’absente, je mange avec Hélène, et personne ne le trouve mauvais. Eh bien ! nous ferons table commune, et nous formerons ainsi une famille de braves gens aussi parfaitement élevés les uns que les autres. Promettez-moi de commencer ce soir, Charles. Roger viendra vous chercher.

Et, comme je balbutiais une réponse vague et troublée, elle me tendit encore la main en disant : — C’est convenu, et sortit.

LV.

J’eus bien de la peine à me remettre de l’agitation qui suivit un événement si imprévu. Je me sentais pris dans un piège ; je me demandais avec effroi comment je pourrais m’en tirer. La séduction de cette femme était irrésistible. Elle me savait nanti d’une pièce au moyen de laquelle elle pouvait contraindre son mari à lui rendre son fils, et dès lors rien ne serait épargné pour me mettre dans ses intérêts. Comment et pourquoi avait-elle tant tardé ? Avait-elle réellement compté sur ma loyauté inébranlable ? Était-elle persuadée que je la croyais à l’abri de tout reproche ? — Peut-être, car je n’avais révélé à personne au monde le rendez-vous du bois de Boulogne, non plus que mes découvertes ultérieures au Refuge. Elle pouvait donc espérer d’exploiter ma simplicité au profit de Gaston.

Hélas ! me disais-je, quel malheur pour moi que cette victime de la sévérité conjugale ne soit pas une victime sans tache ! Comme je serais heureux de me dévouer à elle, de lui rendre plus faciles et plus sûres les entrevues avec son enfant, de mériter sa confiance et de pouvoir me dire son sauveur et son ami, tandis qu’elle joue un rôle vis-à-vis de moi et va me forcer à en jouer un vis-à-vis d’elle !

Je n’étais pas encore décidé à profiter de son invitation lorsque Roger vint me chercher avec tant d’insistance et d’empressement qu’il me donna à peine le temps de faire ma toilette. Je me fis beaucoup prier. Ce dîner quotidien était très incommode pour moi qui n’aimais plus à m’habiller et qui en avais fort peu le temps. Je ne mangeais pas, je serais un convive maussade. Mon admission à la première table me ferait des jaloux, des ennemis par conséquent. Je serais blâmé par M. le comte d’avoir accepté un pareil honneur. Roger n’écouta rien ; quand il voulait quelque chose, il le voulait passionnément. L’idée venait de lui. Il ne concevait pas qu’elle ne lui fût pas venue plus tôt. Il en prenait la responsabilité auprès âe son père. Enfin il me saisit par le bras et m’emmena de force, car il était déjà robuste, et j’étais affaibli par une maladie de langueur.

Le dîner était servi dans une petite salle où jusque-là M. Ferras