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tout briser. Enfin Gaston a simulé un départ et a fait des adieux en résistant à ses compagnons, qui voulaient le garder la nuit et lui disaient qu’il était fou de se mettre en voyage à pareille heure. Ne pouvant les éloigner de moi, il voulait m’emmener ailleurs, et nous avons gagné avec Ambroise une autre solitude où, dans une grange déserte et à demi ruinée, Ambroise faisant sentinelle au dehors, nous avons pu causer, mon enfant et moi. En retrouvant sa voix douce, son langage pur, sa prononciation exquise comme celle de Salcède, je m’émerveillais de ces soudaines transformations qui se produisent en lui, comme s’il y avait en mon enfant deux hommes diflerens. — N’en soyez pas surprise, me disait-il. Au fond, il n’y en a qu’un, ou du moins il y en a un qui domine, c’est le sauvage. — Et, comme je me récriais, il m’a expliqué ses tendances telles qu’il les connaît et s’en rend compte à présent. Il aime la nature avec passion et ne se plaira jamais à d’autres spectacles ; les arts lui parlent peu, il les ignore et ne sent pas le besoin de les connaître. Il est artiste pourtant par le sentiment poétique des beautés naturelles ; mais il ne se contente pas d’une admiration vague. Il veut connaître le pourquoi et le comment des choses terrestres. Il est naturaliste passionné, et voilà pourquoi il se traite de sauvage, parce que, selon lui, la solitude est un charme qui domine tout et qui ne peut jamais s’expliquer. — C’est, dit-il, qu’elle répond à un instinct mystérieux de l’homme primitif, et qu’à moins d’être cet homme-là on ne peut pas s’en faire une idée. Je vous explique cela comme je peux, Charles, car je devine un peu mon fils sans le bien comprendre. Je ne suis pas un être primitif, moi, j’appartiens à la société, qui m’a formée pour vivre en elle et selon elle : mais, quand Gaston me parle du parfum particulier qui émane du désert, et d’un certain ordre d’idées que les hauteurs de la montagne font éclore, je me sens émue de son émotion, et je vois la nature à travers ses regards.

— Ne pensez-vous pas, dis-je à Mme de Flamarande, que cet amour de la solitude est, chez le jeune homme amoureux, un désir de ne pas quitter le milieu où vit la jolie Charlotte ?

— Ah ! répondit-elle, il y a de cela certainement ; mais je ne devais pas l’interroger, et je n’eusse pas osé le faire. Que lui dire pour lui faire comprendre qu’il n’est pas par le fait le sauvage qu’il veut être, qu’il appartient à cette société qu’il repousse, qu’il a une famille, un père sans lequel, après tout, il ne peut disposer de son sort pour contracter un mariage régulier ? Que M. de Flamarande le veuille ou non, son fils lui appartient, et je ne sais pas jusqu’à quel point nos consciences, la mienne comme celle de M. de Salcède, et comme la vôtre, Charles, nous permettraient de rompre les liens de la famille pour unir Gaston à Charlotte. S’il prenait fantaisie à