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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/482

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triste amant qui l’assomme de ses adorations. Voilà certes pour un opéra comique un tableau terriblement poussé au noir. Le motif toutefois a sa valeur, et Scribe l’eût employé, oui, mais à la condition d’évoluer sur place, de couper court à ses prémisses. Ici, nous sommes à la Porte-Saint-Martin, et les auteurs, loin de s’ingénier à trouver la bifurcation, se précipitent sur la pente du mélodrame. Ce que les cartes prophétisent à Carmen s’accomplira ; ce trio sert de préface au dénoûment, morceau capital. Nous sommes aux corridas de Madrid, Carmen, effarée d’amour, haletante, vient prendre sa part du triomphe de son torero, la course a lieu derrière un rideau qui masque le cirque ; banderilleros, chulos et picadors ont défilé joyeusement, la cloche sonne, Escamillo, dans la présomption du triomphe et du bonheur prochains, serre sa maîtresse contre son cœur, et court affronter l’arène. Carmen s’élance, va pour se mêler à la foule, soudain José se dresse devant elle, José, L’amant de la veille, qui s’est déshonoré, perdu pour elle, et de qui ses beaux yeux se détournent maintenant qu’une autre insolation l’a frappée.

Le duo s’engage crânement. Carmen est une créature inculte, une bête fauve, et ce n’est ni la franchise ni le courage qui lui manquent. Elle marche droit au péril. « On m’a dit de me défier de toi, de craindre pour ma vie ; me voilà ! » À l’idée qu’on le suppose coupable d’un pareil crime, José recule avec horreur, et ce crime, dix minutes plus tard, il le commettra. Le pauvre homme implore d’abord ; sa douleur, ses instances n’éveillent que mépris. Ennuyée, excédée, la bohémienne devient provocante, jette à José sa bague au visage ; celui-ci se retourne alors, frémit de haine, et, pour l’empêcher de courir à son torero, il la tue. — Tout ce grand morceau, presqu’un acte, est conduit avec un art supérieur. On se sent ému, saisi. L’affliction de ce malheureux, l’attitude féroce de Carmen en présence du désespoir qu’elle cause, son indifférence et ses lassitudes, puis, dans le moment tragique, le contraste de cette agonie sanglante qui se passe sur le devant de la scène, et des fanfares du triomphe éclatant au dehors, toutes ces gradations, tous ces mouvemens, sont d’une analyse et d’un rendu à ne laisser subsister aucun doute sur l’avenir dramatique d’un compositeur. Convenons aussi que l’exécution aide puissamment à l’effet. M. Lhérie est un José plein de pathétique et de furie ; quant à Mme Galli-Marié, jamais peut-être elle n’avait marqué plus de talent que dans cet abominable rôle. Il faut suivre les nuances par lesquelles José arrive à n’y plus voir que rouge, observer ce jeu de l’actrice savant et vrai, toujours simple ; point de cris, point de mélodrame, des signes presque imperceptibles, mais profonds, de fins détails dans le geste et la physionomie trahissant tout l’ennui et toutes les frénésies du personnage. Carmen est fatiguée, excédée, « je ne sais point mentir, » dit-elle, là est le