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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/499

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FLAMARANDE.

mon père existe. Il n’a pas d’autre pouvoir sur moi que celui de la grande amitié qu’il me porte et que je lui rends de toute mon âme. Il ne croit pas que je doive me marier si jeune et sans consulter ma mère ; mais, moi, je suis sûr de ma mère, je lui ai déjà parlé de toi l’an dernier : elle m’a dit d’attendre, comme M. Alphonse me dit d’attendre. Attendre quoi ? Que ton père te promette à un autre ? Il est tenté par les trente mille francs du fils de Simon le meunier. Il faut qu’il sache bien vite que je suis encore plus riche. M. Alphonse, qui a passé la soirée ici, ne sait pas cela. Il le saura tantôt, quand je rentrerai chez lui ; mais le plus pressé, c’est que ton père le sache. Viens.

Les deux enfans repassèrent devant moi, les bras enlacés, joue contre joue, Charlotte ayant appuyé sa jolie tête sur l’épaule de Gaston, qui marchait fier et comme en triomphe.

Ainsi mon plan, mené à tout hasard, avait été pris en main par la destinée. Gaston allait s’engager par des liens d’honneur à rester perdu dans la plèbe, et, si ce mariage ne s’opposait pas à sa réintégration dans le monde, il apporterait du moins un obstacle de plus aux dernières espérances de sa mère.

Pourvu que Salcède ne vint pas tout déranger en ce moment suprême ? Était-il encore au donjon ? Probablement, puisque Gaston avait pu quitter sans qu’il le sût le Refuge, où il l’avait installé pour quelques jours. Impossible de m’en assurer, le donjon était fermé, et Salcède pouvait toujours s’en aller par le passage secret, ce qui par parenthèse favorisait merveilleusement ses entrevues plus ou moins intimes avec la comtesse. Il n’était qu’onze heures du soir, peut-être était-il dé à au Refuge, et peut-être, n’y trouvant pas Espérance, était-il en route pour revenir le chercher ; mais un danger plus pressant s’offrit à mon esprit. Ambroise Yvoine n’était sans doute pas couché, ayant quitté le donjon qu’il habitait pour le laisser à la dame de Flamarande ; il devait loger à la ferme. Il était peut-être comme autrefois en train de fumer sa pipe avec Michelin, qui, levé le premier, se couchait toujours le dernier. Ces deux bonshommes aimaient à causer ensemble. Michelin n’avait pas de secrets pour Ambroise. Probablement Espérance n’en avait pas non plus. Ambroise, informé de la résolution du jeune homme, en suspendrait l’exécution ou se hâterait d’en avertir Mme de Flamarande. Il fallait empêcher son action sur Michelin ou sur Gaston dans cette circonstance décisive. Je me hâtai de rentrer à la ferme sur les pas des jeunes amans, qui m’y précédaient.

Je me mis à chercher Ambroise avec précaution dans le pavillon où l’on m’avait installé auprès de la chambre de maître préparée pour Roger. Cette vieille pièce, à meubles du temps de Louis XIV, attenait à une autre qui servait de salle à manger et qui était décorée