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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/803

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qu’on obtenait le blé, cette nourriture précieuse nouvellement conquise. C’est alors que le bœuf devint un animal sacré inspirant une sorte de respect religieux[1]. Dans l’Inde, l’ancienne littérature sanscrite montre qu’on mangeait sa chair. C’est seulement plus tard, à une époque inconnue, quand on voulut conserver le bœuf pour le labourage, que cela fut défendu. En Égypte, on adorait le bœuf Apis. A Rome, le bœuf, avec l’esclave et la terre, était élevé à la dignité de res mancipi, le droit de propriété dans sa forme la plus solennelle s’appliquant au sol et à ce qui servait à le mettre en culture. À ces choses, dont l’aliénation exigeait les formalités d’ordre public de la mancipatio, correspondaient la terre sacrée de l’Inde et le bœuf sacré de Siva. Chez les Celtes irlandais, comme chez les Germains, les tributs, les amendes, les compositions pour les crimes, étaient payés primitivement en têtes de bétail.

Dans les anciennes lois irlandaises, on voit constamment les chefs donner en cheptel du bétail aux hommes de leur tribu, et il en naît des formes diverses de vasselage, Deux traités du Senchus Mor, le Cain-Saerrath et le Cain-Aigillne, sont consacrés à cette matière. Voici comment sir H. Maine explique l’origine de cette coutume. Comme nous l’avons vu, le chef de clan, outre ses propriétés particulières, jouissait d’un domaine attaché à sa fonction et de certains droits sur les terrains communaux non occupés. Il pouvait donc nourrir plus de bétail que les autres. En outre, en qualité de chef militaire, il obtenait une plus grande part dans le butin, consistant principalement en troupeaux, le seul capital qu’on pût enlever aux vaincus. Le chef avait ainsi fréquemment plus de bétail qu’il ne lui en fallait, tandis que les autres en manquaient, et pour se les attacher il leur en donnait sous certaines conditions. De cette façon, l’homme libre devenait le vassal, — ceile ou kyle, — du chef auquel il devait l’hommage, le service et des prestations. Nous voyons donc ici se produire les mêmes relations que celles résultant de la commendatio et du bénéfice, c’est-à-dire ce qui fait la base du régime féodal.

Cette coutume si curieuse remonte évidemment à ces débuts de la civilisation où la terre surabondante est de nulle valeur et où le bétail est l’unique richesse. Sir H. Maine croit avec raison, nous semble-t-il, que le bénéfice et la commendatio, qui ont transformé l’organisation sociale après la chute de l’empire romain, devaient

  1. M. Schweinfurth, dans son voyage au contre de l’Afrique, constate que c’est l’utilité du bœuf qui fait que chez certaines tribus on ne le tue point (Revue du 1er mars 1875. On saisit ici la transition entre le moment où la vie du bœuf est respectée à cause de son extrême utilité et celui où il devient un objet sacré, au point où il est même défendu de manger sa chair.