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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/817

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que André Chénier publia son premier écrit politique sous ce titre : Avis au peuple français sur ses véritables ennemis. C’était, à ce qu’il paraît, une sorte de manifeste de la Société de 1789. Il en fut fait, le jour même de la publication, un tirage à part considérable. Déjà, dans ces pages hardies, le poète pressent les périls prochains et les indique avec une justesse prophétique. Lorsqu’une grande nation, disait-il en substance, se réveille d’une longue léthargie, rentre dans tous ses droits et renverse l’ordre de choses qui les violait tous, elle ne peut en un instant se trouver établie et calme dans le nouvel état qui doit succéder à l’ancien. La forte impulsion donnée à une si pesante masse la fait vaciller quelque temps avant qu’elle puisse prendre son assiette. Il ne faut pas espérer qu’un peuple, encore chaud des émotions qu’il a reçues et exalté par le succès, demeure dans une tranquille attente. — Et voyez l’énergique peinture de ce mal nouveau qui se déclare, l’agitation désordonnée d’une nation qui ne s’occupe plus que de politique : « Tous pensent avoir acquis le droit d’en faire également ; tous ont l’imprudente prétention d’y concourir autrement que par une docilité raisonnée, les efforts se croisent ; un si grand nombre de pieds retardent la marche, un si grand nombre de bras retardent l’action… Tous les autres travaux sont en suspens, les têtes s’échauffent ; on enfante ou on croit enfanter des idées. Dans le premier instant, les patriotes ne faisaient qu’un seul corps, parce qu’ils ne voyaient qu’un but ; ils commencent à trouver entre eux des différences, le plus souvent imaginaires, chacun s’évertue et se travaille ; chacun, dans ses principes, dans ses discours, dans ses actions, veut aller au-delà des autres… On exagère la vérité que l’on possède jusqu’au point où ce n’est plus la vérité, et, voulant rendre la cause d’autrui odieuse ou ridicule, on gâte la sienne par la manière dont on la défend. » On accuse les ennemis secrets de la chose publique. Oui, il y en a ; mais qui sont-ils ? Il importe de le savoir, il faut sortir, une fois pour toutes, de ces inculpations vagues de conspirations, d’argent donné et reçu. « Tâchons de savoir avec certitude de quel côté nous avons à craindre, de peur que notre inquiétude errante et nos soupçons indéterminés ne nous jettent dans ces combats de nuit où l’on frappe amis et ennemis. »

Or les pires ennemis de la nation ne sont pas, comme le prétendent quelques déclamateurs, ni les Autrichiens, ni les Anglais, ni même les émigrés. Le plus grand nombre de ceux-ci serait déjà revenu, s’il l’eût osé ; mais on leur mande comment ils courraient risque d’être accueillis, et ils se condamnent à prolonger un exil funeste à eux-mêmes et à leur patrie. — Le vrai danger, c’est l’esprit d’alarme et de panique qui s’est emparé du peuple et y sème