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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/891

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sentiment, et, arrêtant dès le début l’élan spontané de l’âme, ouvrira plus grand que jamais l’abîme qui séparait les personnalités. Or la doctrine utilitaire ne prétend pas être une doctrine secrète ; elle ne prétend pas cacher aux membres de la société future la source de la sympathie dans l’égoïsme. Le progrès des intelligences sera donc celui de la réflexion et de l’analyse, et le progrès de la réflexion compromettra le mécanisme savant par lequel l’école anglaise espérait assurer le triomphe de la force sympathique : du jour où nous verrons que nous sommes dupes, fût-ce de notre cœur, nous ne voudrons plus l’être.

Dès lors il n’y aura plus dans la société les deux forces antagonistes dont le rhythme était nécessaire au progrès, car, la tendance sympathique ne pouvant subsister qu’à la condition de se croire opposée à la tendance égoïste, si l’un des adversaires s’aperçoit qu’il se bat contre lui-même, il s’empressera de se tourner ailleurs. Par là se modifie le problème : l’un des deux termes qui semblait opposé à l’autre est venu s’y réduire ; la lutte est non plus celle de la sympathie contre l’égoïsme, mais celle de l’égoïsme contre l’égoïsme. Le surplus de force, l’avantage supérieur qui appartenait d’abord au penchant social passe du côté des penchans individuels : chacun recommence à se reconnaître comme son vrai centre à lui-même, à se chercher soi-même en profitant des autres quand ils l’aident, en leur résistant quand ils le gênent, jusqu’à ce que le plus fort ou le plus habile l’ait emporté. Or, c’est M. Spencer qui nous l’apprend, cette lutte des égoïsmes est la « caractéristique de la barbarie, » la marque infaillible à laquelle on reconnaît la prédominance des forces destructives sur les forces constitutives de la société, de la dissolution sur l’évolution. Toute poésie mise à part, l’adaptation de l’individu au milieu, sur laquelle on comptait, ne pourra ressembler qu’à l’arrangement physique déjà décrit par Montaigne quand il comparait les hommes à des cailloux qui, sous l’influence d’une agitation prolongée, se tassent d’eux-mêmes, se polissent mutuellement, se disposent en couches hiérarchiques, la foule des petits en bas, quelques gros par-dessus. Ajoutons qu’à force de les agiter et de les user l’un contre l’autre on finirait peut-être par les ramener à la même grosseur : voilà l’égalité et la fraternité d’une société régie par des lois purement mécaniques et purement utilitaires ; enfin, en poursuivant pendant un temps indéfini, on verrait le tout se réduire en poussière : image de la dissolution qui attendrait une société livrée au seul choc des égoïsmes.

Cette dissolution ne se ferait du reste que peu à peu ; les lois de mécanique sociale précédemment exposées continueraient de produire leurs effets, mais elles fonctionneraient en sens inverse du résultat qu’on espérait obtenir. Au lieu d’un rhythme ascendant,