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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/893

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éprouveras-tu une grande joie, seras-tu heureux ? — Non, me répondit nettement une voix intérieure à laquelle je ne pouvais résister ; je me sentis défaillir : toutes les fondations sur lesquelles ma vie était construite s’écroulèrent. » En proie dès lors à un long découragement, il se demandait s’il pouvait continuer à vivre, si même il était tenu de vivre. « Il n’est pas possible, répondais-je, que j’y puisse résister plus d’un an. Pourtant, avant que la moitié de ce temps fût écoulée, un rayon de soleil brilla dans mes ténèbres. » Il est un art dont l’effet le plus précieux, et par lequel il surpasse peut-être tous les autres, est d’exciter l’enthousiasme « en faisant monter encore le ton de nos sentimens les plus élevés ; » dans l’admiration désintéressée des chefs-d’œuvre de la musique, Stuart Mill trouvait déjà quelque adoucissement à son dégoût de l’existence ; mais ce qui mit fin à sa longue crise, ce fut une émotion toute morale ; Lisant par hasard les Mémoires de Marmontel, il arrive à ce passage où l’auteur raconte avec simplicité l’inspiration vraiment héroïque qu’il eut au lit de mort de son père. « Une image vivante de cette scène, dit Stuart Mill, passa devant moi, je fus ému jusqu’aux larmes ; dès ce moment le poids qui m’accablait fut allégé. » Dès ce moment aussi se modifièrent ses idées sur le bonheur que doit réaliser la société humaine : les plaisirs de la vie, quand on les cueille en passant, suffisent bien pour la rendre agréable ; mais essayez d’en faire le but principal de l’existence, ils ne supportent pas l’examen. « Demandez-vous si vous êtes heureux, et vous cessez de l’être. Pour être heureux, il n’est qu’un seul moyen : prendre pour but de la vie non le bonheur, mais quelque fin étrangère au bonheur. » Comment Stuart Mill ne s’aperçut-il pas que, du jour où ces réflexions avaient comme renouvelé son esprit, il avait dépassé la doctrine utilitaire de toute la distance qui sépare le désintéressement de l’intérêt ? Au lieu d’accuser cette doctrine de ses découragemens, il accuse ce qu’il appelle « la force dissolvante de l’analyse. » La réflexion, dit-il, tue le sentiment. — Non, la réflexion ne détruit que les sentimens faux et les faux systèmes ; mais là où est la vérité on peut porter sans crainte la lumière : plus on l’éclairé et la regarde en face, plus elle apparaît ce qu’elle est, belle et digne d’être aimée. Cet amour de la justice qui aurait besoin des ténèbres, cet amour plus apparent que réel de l’humanité, sympathie instable, que suffirait à mettre en fuite la clarté intérieure, est-ce là le véritable amour ?

La question que Stuart Mill s’adressait à lui-même, on pourrait l’appliquer à l’humanité entière : supposez qu’elle ait atteint ce bonheur sans moralité, cet équilibre avec le milieu extérieur et avec la nature même, où les utilitaires placent sa perfection, éprouvera-t-elle une grande joie et sera-t-elle vraiment heureuse ? Si fort