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d’Italie, mais il n’a pas deviné le génie militaire de Bonaparte ; « il va sans doute avoir la destinée habituelle des armées françaises à l’est des Alpes. » Bonaparte n’est pas long à lui donner un démenti. L’année suivante, le général français lui semble, dans une lettre qu’il écrit à lord Grenville, le 25 avril, « complètement en l’air, » et il tient la situation des alliés pour meilleure qu’elle n’a jamais été depuis le commencement de la guerre. Un peu plus tard, il critique la conduite de Bonaparte, qui, après avoir rejeté Beaulieu de l’autre côté du Mincio sur Mantoue, s’en va à Milan, au lieu de suivre son ennemi, pour respirer l’encens de sa victoire. Il va jusqu’à ajouter foi à ceux qui accusent Napoléon de manquer de courage personnel. Il s’est laissé dire que « dans la grande affaire qui lui valut une victoire miraculeuse sur Alvinzy, il avait déjà réuni un conseil pour examiner si son armée ne devait pas mettre bas les armes, » quand une panique se mit parmi les irréguliers autrichiens et changea toute la face des choses. Les victoires de Bonaparte lui semblent surtout dues aux fautes de l’ennemi. Il est vrai que tous les récits qu’il entend sont des récits allemands.

Le séjour de Morris en Allemagne s’était prolongé bien au-delà du terme qu’il s’était d’abord assigné ; en 1798, il se décida au retour dans sa patrie. Il apprit, au moment de partir, la nouvelle de la bataille d’Aboukir ; parti le 7 octobre d’Altona, il n’arriva que le 1er décembre dans le port de Rhode-Island, et il ne rentra que le 5 janvier 1799 dans sa maison de Morrisania. Il la rebâtit pour pouvoir y loger tout ce qu’il avait apporté d’Europe et ses amis ne le laissèrent pas longtemps vivre de la vie d’un simple propriétaire. Il fut nommé sénateur des États-Unis au mois d’avril 1800 ; entre les sessions, nous le retrouvons à Morrisania, ou bien voyageant dans les solitudes de l’état de New-York et jusqu’aux grands lacs canadiens. « Au tournant d’un bois, le lac Érié se montre à ma vue et je vois neuf vaisseaux à l’ancre, chacun d’au moins 1,200 tonneaux… Des centaines de grands vaisseaux, à une époque peu éloignée, se balanceront sur les vagues de ces mers intérieures… Le plus orgueilleux empire d’Europe n’est qu’une bulle de savon comparé à ce que sera, à ce que doit être l’Amérique dans deux siècles, peut-être dans un siècle. » Ce n’était pas une petite affaire, en 1800, d’aller à Washington par Philadelphie et Baltimore. Le voyage prit onze jours à Morris en 1800 ; la capitale lui semble à peine habitable. Il écrit à la princesse de Tour et Taxis, qui l’avait fort bien accueilli en Allemagne : « Il ne nous manque ici que maisons, caves, cuisines, hommes instruits, femmes aimables et autres petites bagatelles de cette espèce pour que notre ville soit parfaite : la pierre de taille y abonde, on peut y cuire