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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/222

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de me prouver qu’elle n’est pas désolante. Et quant aux idées morales, vraiment, il faut avoir « des yeux pour ne point Voir » si partout aujourd’hui, chez nous comme ailleurs, à tous les étages de la hiérarchie sociale, on ne saisit pas l’action réciproque de la littérature sur les mœurs et des mœurs sur la littérature.

Comment les idées agissent-elles ? c’est-à-dire comment se transforment-elles en actes ou en « mouvemens de passion ? » Directement et immédiatement, tout d’abord : en donnant à nos appétits ou à nos désirs encore indistincts et confus la conscience d’eux-mêmes ; en les formulant pour nous, si je puis ainsi dire ; en les dépouillant insensiblement de ce que nous leur trouvions de honteux ou de coupable quand nous étions seuls à les éprouver. C’est bien le cas de Robert Greslou. « Sa rêverie s’est repue des poisons les plus dangereux de la vie ; » et quand les ouvrages d’Adrien Sixte, la Théorie des passions et l’Anatomie de la volonté, lui sont tombés entre les mains, il en a fait les juges de ses sentimens et les règles de ses actions. Alors, « ces chutes des sens dont il avait eu jusque-là des remords si atroces, l’Anatomie de la volonté lui en a révélé les motifs nécessaires, l’inéluctable logique : » et les a justifiées à ses yeux en les faisant rentrer dans le plan de l’univers. Alors, « les complications qu’il se reprochait jadis en s’y attardant, comme un manque de franchise, » — d’un seul mot, son hypocrisie — « il y a reconnu la loi même d’existence, imposée par l’hérédité, » dont on ne saurait conséquemment rougir. Alors, « cette recherche qu’il aimait à faire, dans les poètes et dans les romanciers, des états de l’âme coupables et morbides » et dont, en s’y livrant, il entrevoyait bien le danger, la Théorie des passions l’y a encouragé en lui révélant en lui « une vocation innée de psychologue. » Et alors enfin, cette entreprise de séduction, non moins ignoble que criminelle, devant laquelle il aurait peut-être reculé, c’est son maître qui l’a légitimée à ses yeux, en lui apprenant « que nos droits n’ont de limite que notre puissance. »

Qu’après cela l’anonyme de la Revue scientifique n’ait pas bien vu, comme il dit, « le rapport qui, dans le Disciple, unit le maître à l’élève, » c’est qu’il n’a pas bien lu le roman, où M. Bourget ne s’est préoccupé de rien tant que d’établir ce rapport même. Moi, je le vois, je le vois très bien ; et si je juge Adrien Sixte moralement complice du crime de Robert Greslou, c’est premièrement, que sans lui, le misérable ne se serait pas fait autant de motifs d’orgueil des raisons mêmes qu’il avait de surveiller les mauvais instincts qui s’agitaient en lui. Mais c’est en second lieu qu’il n’y a pas de théorie des passions ou de la volonté qui permette à un philosophe de poser en principe que « nos droits n’ont d’autre limite que notre puissance. » Avec ses doctrines morales, élaborées dans l’ivresse de la méditation solitaire, Adrien Sixte a tout simplement achevé de corrompre Robert