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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/416

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succès, découvre l’égoïsme radical et l’absence de sens moral, qui sont le fond des âmes, sous l’enthousiasme superficiel des imaginations surchauffées. Figaro ne représente pas l’esprit de 1789 ; il représente autre chose qui a rendu la révolution possible, mais qui l’a stérilisée, qui lui a survécu, et qui a fait éclater et avorter successivement toutes les autres. Son fond, et la raison intime de l’enthousiasme qu’il excita, c’est qu’il prêche le mépris de l’autorité, et que son apparition sur la scène est elle-même une défaite de l’autorité. Ce jour-là se révèle le mal profond, et peut-être irrémédiable de notre société. De ce jour, le Français, ennemi né du pouvoir, croit qu’il faut être fonctionnaire ou vendu pour le défendre, qu’on ne l’exerce que pour faire sa main, et qu’il suffit de l’attaquer pour être honnête homme. Cette incurable manie va si loin que les classes mêmes qui devraient avoir le plus de souci de la conservation sociale se font, par honte ou par peur, les complices des meneurs bruyans de l’opinion. Cela a l’air souvent d’un sot idéalisme, qui risque sans cesse de tout perdre, pour vouloir tout avoir ; mais au fond, il n’y a que ceci : nous ne sommes pas capables d’être gouvernés ; l’autorité nous pèse, et nous sommes pour le gouvernement de demain, qui n’a encore que des phrases, contre celui d’aujourd’hui qui a les actes. Voilà la disposition des âmes françaises qui se révèle avec Figaro. Si Figaro n’a pas vieilli, quoiqu’il n’y ait plus ni Bastille ni grands seigneurs, et qu’on puisse tout écrire et tout dire, c’est que cette disposition n’a pas changé, et que notre démocratie est travaillée du mal qui mina la monarchie.

Avec un peu de complaisance, je mettrais Sedaine en compagnie de Marivaux et de Beaumarchais. Le Philosophe sans le savoir est une bonne pièce, assez vraie, assez vivante, assez tout ce que peut être une bonne pièce, et rien avec l’intensité qui fait les œuvres supérieures. Elle n’a point de dessous profonds et n’est pas matière à de longues rêveries. Cependant le voisinage de Figaro la met en valeur. Sedaine et Beaumarchais ont mis à la scène deux types qui ne disparaîtront pas de longtemps de notre société : les gens obscurs, qui travaillent ; les gens bruyans, qui parviennent. Et leurs fortunes au théâtre ont été aussi diverses qu’elles le sont dans la société.

Après cela, tout le reste qu’on joue, qu’on lit, qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas, me paraît absolument ennuyeux et vide sous les agrémens surannés d’une forme dite littéraire. Je n’excepte ni le Glorieux, ni le Méchant, ni la Métromanie : cela ne vit pas, cela ne compte pas. Voltaire avait raison :

Un vers heureux et d’un ton agréable
Ne suffit pas.