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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/452

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le lied, ou mélodie chantée. Les poèmes qu’il lisait évoquaient naturellement dans son âme des chants appropriés au sentiment qu’ils exprimaient, et Beethoven était encore trop peu accoutumé à analyser ses émotions pour que la simple donnée d’un lied lui parut, comme elle devait lui paraître plus tard, insuffisante à exprimer le détail des nuances. C’est de cette époque que datent la plupart des lieds op. 52 : le Chant du repos, si sombre et si résigné, le Chant de mai, avec son adorable expression de gaîté enfantine ; le Chant de l’homme libre, tout plein d’entrain et de résolution. Le senti-mont dominant est traduit sans aucune recherche de détail, mais avec une franchise parfaite, et déjà l’on aperçoit cette pénétration directe du sujet qui va donner plus tard aux grands lieds de Beethoven un charme si particulier.

En 1793, sur les conseils du comte de Waldstein, le jeune homme résolut d’aller décidément s’installer à Vienne. Il se proposait d’étudier plus à fond son art auprès de Haydn, qu’il avait récemment rencontré à Bonn ; et puis il ne lui déplaisait pas d’étendre au-delà des limites d’un petit cercle d’amis sa renommée de pianiste et de compositeur. Il partit dans les premiers jours de novembre 1792, avec la promesse d’une petite pension de l’électeur. C’est pour toujours qu’il quittait Bonn, laissant derrière lui des conseillers et des confidens dont il aurait peut-être gagné à ne se pas séparer.


VI

Nous ne suivrons pas Beethoven dans l’existence nouvelle qui s’ouvre pour lui à Vienne. Il s’y trouve, dès le début, entouré de circonstances entièrement différentes de celles que nous lui avons vu traverser pendant sa jeunesse, et peu à peu ces circonstances influent sur son caractère et sur son génie, sans arriver jamais à les modifier complètement.

A Vienne, Beethoven, grâce à son talent de pianiste, au charme de son improvisation et à l’originalité de son génie, ne tarde pas à être apprécié et à devenir célèbre. Les représentans de la plus haute noblesse autrichienne l’invitent à loger chez eux, le traitent en égal, obéissent docilement à toutes ses fantaisies. Ses concerts ont un succès énorme ; les éditeurs se disputent ses sonates ; les belles princesses lui demandent des variations, et les théâtres des ballets. Il s’habitue de plus en plus aux jouissances de la vie mondaine, mais en même temps se développent chez lui une humeur altière et fantasque, un sentiment exagéré de sa valeur, et maints petits défauts qu’il n’est pas rare de rencontrer chez les pianistes glorieux.