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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/580

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Ses regards semblaient me demander encore un autre titre. Je fus tenté de jouir du bonheur qui paraissait s’offrir. Deux réflexions me retinrent : « Je n’ai jamais voulu devoir à une femme un instant dont elle pût se repentir, et je n’eusse pu supporter l’idée que Mme Czartoryska se crût sacrifiée à l’ambition… » Quelque temps après, Mme de Guéménée demanda au duc une plume de héron blanc qu’il avait portée à son casque : « La reine meurt d’envie de l’avoir, dit-elle, la lui refuserez-vous ? » Il envoya aussitôt un courrier la chercher à Paris ; Mme de Guéménée l’apporta à la reine, qui la mit le lendemain et remercia le donateur en ces termes : « Jamais je ne me sois trouvée si parée ; il me semble que je possède des trésors inestimables. » Le duc de Coigny, ayant remarqué et la plume et le propos, se plaignit à Mme de Guémenée, observant qu’il était inouï de faire aussi publiquement l’amoureux de la reine, et incroyable qu’elle eût l’air de le trouver bon. Avec les Polignac, Mme de Grammont, Besenval, il monta une cabale contre Lauzun. Il fallut près de deux ans pour venir à bout de lui ; le comte d’Artois. thermomètre sûr de la faveur de la reine, ne pouvait se passer du duc et l’accablait de prévenances. Marie-Antoinette eut envie d’un de ses chevaux monté par un piqueur anglais, et lui dit qu’elle voulait l’avoir ; il répondit en plaisantant qu’il ne voulait pas ; elle appela le piqueur, lui ordonna de changer de cheval, et, se retournant vers Lauzun : « Puisque vous ne voulez pas me le donner, je le prends. » Il faisait courir pour une somme considérable contre le duc de Chartres, elle vint à la course et lui dit : « J’ai tant de peur que, si vous perdez, je crois que je pleurerai. » Une autre fois elle pariait dans une course contre le duc de Chartres, lui contre le comte d’Artois ; elle perdit, et, s’adressant à Lauzun : » Oh ! monstre ! Vous étiez sûr de gagner. » De telles paroles entendues, commentées, augmentaient les craintes et les intrigues des envieux.

J’omets bien des détails : en admettant, même que les faits aient été enjolivés, n’a-t-on pas le droit d’en conclure que, sensible aux hommages, étourdie, coquette, élevée par l’impératrice sa mère dans le dédain de l’étiquette, entourée d’une cour aimable où l’esprit suppléait au sens moral, assez délaissée par un mari médiocre qu’absorbaient la politique, la serrurerie et la chasse, Marie-Antoinette a voulu essayer sa puissance de séduction sur un homme si brillant, qu’elle a éprouvé pour lui un goût particulier, une amitié émue, une de ces affections intermédiaires, aux nuances infinies, tendues comme les couleurs de l’arc-en-ciel, que nieront toujours les esprits absolus ou enfoncés trop avant dans la matière. Ces sentimens délicats, qui font le désespoir des psychologues et le triomphe des femmes, beaucoup de celles-ci les ont