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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/586

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prudent, patient, circonspect, j’étais prêt à tout sacrifier sans balancer à la crainte de la compromettre ; rien n’était perdu avec cette âme céleste, rien ne lui échappait, tout était senti et par conséquent récompensé ; je n’allais pas chez Mme de Coigny, je ne la voyais pas seule ; je pouvais rarement lui dire que je l’aimais, mais je pouvais le lui écrire… »

il obtient la permission de faire des visites et la voit presque tous les jours chez la princesse de Guéménée, chez Mme de Gontaut et chez elle. Mais M. de Ségur le renvoie brusquement en Amérique, et, afin qu’on ne devine pas le motif qui l’eût retenu, il ne tente aucune démarche pour rester. Mme de Coigny semblait attristée de son départ, mais elle continua d’être « sensible et sévère. » Le soir où il prit congé d’elle, il coupa une mèche de ses cheveux ; elle les lui redemanda, il les rendit aussitôt et vit des larmes dans ses yeux.

Lauzun s’embarqua le 14 juillet 1782 ; il écrivait aussi souvent que possible à la marquise. Causant un jour avec Bozon de Talleyrand, celui-ci l’entretint de Mme de Coigny, de ses agrémens, ajoutant que M. de Chabot était fort amoureux d’elle et qu’elle avait sans aucun doute du goût pour lui : malgré sa confiance, Lauzun se sentit percé jusqu’au fond du cœur et tomba bientôt malade d’une violente fièvre avec des accès de délire. Craignant de se trahir, il défend qu’on laisse entrer personne dans sa cabine, à l’exception de deux domestiques anglais qui parlaient à peine le français. Tandis que la fièvre le consume, sa frégate rencontre un vaisseau anglais de 74 avec lequel elle soutient une lutte des plus acharnées : il avait attaché sur son cœur les lettres de Mme de Coigny, en ordonnant qu’on le jetât tout habillé à la mer s’il était tué pendant le combat. Pouvant à peine se soutenir, condamné par les médecins, on le débarque sur les côtes de Pensylvanie, avec les paquets de la cour, l’argent, les passagers, au moment où une escadre ennemie va s’emparer de la frégate. Cependant il réussit à se l’établir.

Des lettres de France arrivèrent ; rien de Mme de Coigny, et, pour surcroît d’ennui, les plus tristes nouvelles : la mort de deux amis bien chers, M. de Voyer d’Argenson et Mme Dillon, la faillite de Guéménée. Il ne doute pas un instant de la marquise ; elle lui a écrit, ou elle a été dans l’impossibilité de lui écrire ; il se dit à chaque instant : « Elle peut ne pas m’aimer ; elle ne peut pas ne pas vouloir me consoler. » Enfin, pendant le mois de mars 17S3, deux lettres lui parviennent, la première datée du 26 juillet 1782, la seconde du mois d’octobre. « Quelles lettres ! avec quelle simplicité touchante elles peignaient son âme ! Elle n’aimait point M. de Chabot ; elle me plaignait de l’avoir cru. Tous les