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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/595

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l’exécuteur entra. « Bien, mon ami, dit-il ; je suis à vous ; laissez-moi finir mes huîtres, je ne vous ferai pas attendre longtemps. Vous allez boire un verre de vin ; vous devez avoir besoin de forces au métier que vous faites. » Et tandis que le guichetier Langlois allait chercher un verre, il causait avec le fonctionnaire Sanson de l’instrument du supplice. Langlois revint ; le duc remplit de nouveau le verre du guichetier, le sien, celui de l’exécuteur. « Maintenant, mon ami, partons, » dit-il en se levant. Et il se livra tranquillement. Ceci se passait le 11 nivôse an II, en style esclave le 1er janvier 1794 : Biron était âgé de quarante-six ans.


V

La marquise de Coigny avait sans doute tenté les derniers efforts pour retarder le jugement de son ami, pour favoriser son évasion : elle ne se consola jamais d’une telle perte, qui dut lui paraître « la mort placée au milieu de la vie. »

Cependant elle devait lui survivre bien des années encore. En 1797, allant de Douvres à Calais, la duchesse de Gontaut rencontra sur le bateau une dame fort peu remarquable, qui se lamentait d’avoir un nom fameux, d’avoir été tant soit peu émigrée et d’être trop connue à Calais. « Dame, soupirait-elle, çà fait quelque chose d’y retourner ; si je pouvais changer de nom, ça me ferait assez de plaisir. » Une dame couchée près d’elle s’offrit avec empressement : « Changeons, dit-elle, le mien est à votre disposition ; veuillez, je vous prie, me dire le vôtre. — Roussin, madame, un nom connu, comme vous voyez. — Connu ! sans doute, repartit la dame couchée ; mais n’ayant jamais été à Calais, je m’y trouverai en toute sécurité. » Mme Roussin, charmée, fit l’échange des passeports, et, lisant tout haut celui de la citoyenne Coigny : « Conny ! Conny ! oh ! cela ne peut pas me compromettre, mais il y a une chose qui me chiffonne, j’ai un trait dans l’œil indiqué par le signalement ; vous n’en avez pas. — C’est égal, dit la marquise de Coigny, je clignoterai. »

La marquise arriva ainsi à Paris, mais elle y venait incognito, parce qu’elle restait toujours sous le coup des lois contre les émigrés, et, bien qu’elle eut divorcé, bien que ces lois fussent sensiblement adoucies dans leur application, elle eut, le 18 fructidor, un nouvel accès de cette terreur qui l’avait poussée en Angleterre six ans avant. « En sortant de ma chambre[1], nous rencontrâmes

  1. Cette anecdote se trouve, comme la précédente, dans les Mémoires autographiés de la duchesse de Gontaut.