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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/676

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Voici d’ailleurs l’Académie française qui intervient, d’Alembert est feu et flammes. Et c’est dorénavant dans la prison infâme un flot de visiteurs de la plus haute distinction. Enfin, le roi lui-même est amené à s’occuper de l’affaire. Il se fait apporter le dossier, il l’examine soigneusement. Avec quelle anxiété tous attendent sa décision ! Mais Louis XVI, qui connaît à présent l’affaire, répond que Latude ne sortira jamais. A cet arrêt, qui paraît sans appel, tous les amis du prisonnier perdent courage, excepté Mme Legros. La reine et Mme Necker sont avec elles. En 1783, Breteuil, l’homme de la reine, arrive au pouvoir ; le 24 mars 1784, la mise en liberté est signée. Le vicomte de Latude reçoit une pension de 400 livres, mais il est exilé dans son pays. Nouvelles instances, nouvelles démarches : on obtient enfin que Latude vivra libre à Paris.

Voici la plus belle époque de la vie d’un grand homme. Latude occupe, au quatrième, un appartement modeste, mais propre et bien rangé. Il vit entre ses deux bienfaiteurs M. et Mme Legros, choyé, entouré de mille gâteries. La duchesse de Beauvau a obtenu de Calonne pour Mme Legros, sur les fonds destinés à soutenir les gentilshommes tombés dans la misère, une pension de 600 livres, la duchesse de Kingston lui fait une autre pension de 600 livres également ; outre la pension royale, Latude reçoit 500 livres par an du président Dupaty et 300 livres du duc d’Ayen. De plus, une souscription publique a été ouverte, elle s’est couverte des plus grands noms de France. Une agréable aisance est assurée aux époux Legros et à leur fils d’adoption. Dans la séance du 24 mars, l’Académie française a décerné solennellement à la vaillante mercière le prix Montyon. « La dame Legros est venue recevoir la médaille aux acclamations de toute l’assemblée. »

Le nom de Latude est dans toutes les bouches, on l’admire, on le plaint. Les dames de la plus haute société ne craignent pas de monter les quatre étages, accompagnées de leurs filles, pour apporter à l’infortuné « avec leurs larmes des secours en argent. » C’est une affluence dont le héros nous a laissé avec complaisance la description : duchesses, marquises, grands d’Espagne, croix de Saint-Louis, présidens au parlement, se rencontrent chez lui. Il y a quelquefois six et huit personnes dans sa chambre. Chacun entend son histoire, lui prodigue les témoignages de la plus tendre compassion, et nul ne manque, avant de sortir, « de laisser une marque de sa sensibilité. » Les maréchales de Luxembourg et de Beauvau, la duchesse de La Rochefoucauld, la comtesse de Guimont, sont entre les plus zélées. « D’ailleurs, dit notre homme, il me serait extrêmement difficile de pouvoir connaître laquelle de ces comtesses, marquises, duchesses et princesses a le cœur le plus humain, le plus compatissant. »