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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/778

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Nous allons introduire le lecteur de bonne volonté, que ne rebute point le spectacle des misères et des laideurs de l’humanité, dans le milieu lamentable où Salomon Maimon passa sa jeunesse. Nous retracerons ensuite la carrière singulière de ce bizarre personnage, qui a pris soin de ne nous laisser ignorer aucune de ses chutes. C’est, en effet, d’une Autobiographie[1], aussi cynique que l’existence de son auteur, que nous tirerons une grande partie de notre récit. En joignant à ces curieux Mémoires, à peu près inconnus en France, quelques écrits de contemporains[2] et les travaux des historiens[3], on fait surgir un monde digne de Callot. Peut-être le lecteur s’étonnera-t-il, devant de si dures souffrances, des injustices si odieuses, des humiliations si cruelles et si prolongées, que les victimes ne soient pas tombées plus bas encore. S’il est vrai, comme on l’a dit, que chacun de nous soit, dans une certaine mesure, son propre créateur, nous sommes aussi les créateurs de ceux qui sont dans notre dépendance et sous notre talon. L’histoire que voici montre avec une clarté presque importune la responsabilité des dominateurs.


I

Au milieu du siècle dernier, les bateaux qui remontaient le Niémen rencontraient, non loin de la petite ville de Mir, un petit port et un vieux pont de bois. Diverses constructions, également en bois, couvraient la rive marécageuse. Il y avait un moulin à eau, un magasin à marchandises, une auberge, un petit village, et une grande ferme d’où dépendaient le village et le reste. Tout cela offrait un aspect délabré et misérable. Le port et le pont étaient en ruines. Le magasin n’avait pas de fenêtres. Les maisons de paysans n’étaient que des huttes sordides. Les bâtimens de la ferme, endommagés par plusieurs incendies, n’avaient jamais été réparés ; les murs de la bergerie avaient de grands trous, et les portes des granges manquaient de serrures. Quelques champs labourés entouraient le village ; au-delà commençait la forêt. On nommait cet endroit Sukoviborg. Il était le centre d’un trafic assez important et faisait partie des immenses domaines du prince Radzivil.

Depuis plusieurs générations, la grande ferme de Sukoviborg était exploitée par une famille juive dont le chef, à l’époque où commence notre récit, était un vieillard appelé Joseph. Le

  1. Salomon Maimons Lebensgetchichte (Berlin, 1792-1793).
  2. Maimoniana, par Sabattia-Joseph Wolff (Berlin, 1813). Voir aussi les lettres de Kant.
  3. Gesehichte der neuern Philosophie, par Kuno Fischer ; Histoire des israélites, par Théodore Reinach, etc.