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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/781

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église et la souilla. Après qu’il eut cuvé son vin, le clergé lui révéla l’horrible profanation commise dans l’ivresse. — « Eh ! répliqua le prince ; nous aurons bien vite réparé ça. » Il ordonna à la communauté juive de fournir à ses frais une quantité prodigieuse de cierges, qu’on brûla dans l’église pour la purifier, et son péché fut effacé.

Une autre fois encore, il monta en carrosse, suivi de toute sa cour, et se rendit à une synagogue juive, où il condescendit à briser les carreaux, les poêles et les vases, à jeter par terre les saintes écritures, bref, à tout saccager. Un juif qui se trouvait là, ayant osé ramasser un volume des saintes écritures, « eut l’honneur de recevoir une balle de mousquet de la propre main de Son Altesse sérénissime. » Le noble prince se rendit ensuite à une autre synagogue, où il recommença, puis au cimetière juif, où il détruisit les tombeaux.

Les intendans des seigneurs se croyaient tout permis, à l’imitation de leurs maîtres, vis-à-vis des juifs. Les popes se croyaient tout permis. Tout le monde se croyait tout permis, car, ainsi que le disait le pope de Sukoviborg à un paysan, pour le décider à accuser faussement. le vieux Joseph d’assassinat : — « Les juifs sont une race endurcie, et damnée pour toute l’éternité. Vous ferez donc une œuvre méritoire en cachant ce cadavre, sans qu’on s’en aperçoive, dans la maison de ce maudit fermier juif. » Le paysan crut le pope, cacha le cadavre dans un sac, fut cause qu’on envoya trois fois le vieux Joseph à la torture, et demeura convaincu qu’il avait accompli une œuvre méritoire. Cette tragique aventure fut mise en épopée par Josué le rabbin. Le jour anniversaire de la délivrance du grand-père, on lisait solennellement le poème de son fils devant la famille assemblée, et l’on rendait des actions de grâces à Dieu pour avoir protégé l’innocence.

Les juifs de Pologne avaient connu des jours meilleurs. Ils avaient traversé au XVIe siècle une ère de prospérité, presque de puissance. En ce temps-là, le commerce et l’industrie étaient entre leurs mains. Ils comptaient plus de trois mille négocians en gros contre cinq cents chrétiens. Ils étaient distillateurs, orfèvres, tisserands, forgerons. Les rois leur demandaient des trésoriers et des médecins, les seigneurs des intendans et des fermiers. Ils excitaient la haine, à cause de leur religion, l’envie, à cause de leur prospérité ; ils n’excitaient pas le mépris. — « Les peuples de Pologne, écrivait le nonce Commendoni[1], ont parmi eux une multitude de juifs qui ne sont pas, comme dans la plupart des pays, réduits II une vie misérable, à l’usure et aux travaux servîtes. On en voit qui possèdent des champs et font le négoce, d’autres qui s’adonnent aux

  1. Jean-François Commendoni, né à Venise en 1524, mort en 1584. Fléchier a traduit sa Vie, écrite en latin par Graziani.