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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/783

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qui convoitaient la Lithuanie, venaient de temps à autre ravager les biens du prince Radzivil et de tous les seigneurs qu’ils savaient mal disposés pour eux. Ils apportaient de leur pays l’habitude de considérer le juif comme un souffre-douleurs donné par la Providence, et c’était avec une sorte de joie sacrée qu’ils pénétraient dans les maisons du peuple maudit pour lui jeter ses verres et ses bouteilles à la tête, casser ses meubles à coups de hache, lui extorquer des vivres ou de l’argent, et finalement l’avilir par des traitemens ignominieux. Pendant une de leurs incursions, un soldat avait été logé chez un fermier juif de la connaissance de Salomon, qui fut témoin de ce qu’on va lire.

Le soldat était allé boire. Il rentra gris, la tête pleine d’idées d’ivrogne, et se mit à donner en tempêtant des ordres absurdes, que toute la famille s’empressait d’exécuter. Un plat qu’on servit lui déplut. Il demanda le beurre et vida le pot dans le plat, puis il demanda de l’eau-de-vie : « On lui en apporta une bouteille, qu’il versa dans le plat. Il se fit ensuite apporter quantité de lait, de poivre, de sel et de tabac, mit le tout dans le plat et mangea de cette mixture. Au bout de quelques cuillerées, il commença à envoyer des coups tout autour de lui, tira son hôte par la barbe, lui donna un tel coup de poing sur la figure que le sang sortit par la bouche, lui fit avaler de force de son excellent bouillon, et ainsi de suite jusqu’au moment où il fut tellement ivre, qu’il roula à terre. » Ses hôtes n’eurent même pas l’espoir d’être vengés par sa soupe au tabac, car rien ne faisait mal à un estomac russe du vieux temps. Nous l’avons vu en 1815. Dans un château que je connais bien, on ne sut comment s’éclairer jusqu’au départ des Cosaques. Ceux-ci, grands amateurs de chandelles, comme on sait, les croquaient toutes jusqu’à la dernière.

Le plus cruel était qu’il fallait sourire après avoir été battu, ramasser avec des courbettes les débris de son bien et ne montrer à ses persécuteurs qu’un visage soumis. On n’arrive pas impunément à ce degré de souplesse, et l’éducation des enfans s’en ressentait. L’art de tourner les difficultés y tenait naturellement la première place. A quoi leur auraient servi des paroles de fierté et de défi ? Les seules paroles qui convinssent à l’enfant d’Israël, contraint, d’affronter la présence de l’oppresseur chrétien, étaient celles que Judith prononça devant Jéhovah avant de descendre de Béthulie vers le camp d’Holopherne : « Fais que ma parole tourne en ruse, et en plaie, et en ruine à ceux qui ont entrepris des choses cruelles contre ton alliance et contre la maison que possèdent tes enfans. » Salomon Maimon nous montre son père incitant ses fils à lutter ensemble de ruse et les préparant ainsi à la seule existence qu’il connût pour des juifs. « Pas de force, leur disait-il, mais