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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/81

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filles ; mais peu à peu il préféra se rendre seul à Nyak, et, Siefts étant appelé au dehors par ses occupations, il tint à Mrs Siefts fidèle compagnie. Mais, malgré ses visites assez fréquentes, sa ponctualité et sa libéralité dans le paiement de ses notes, la pension bourgeoise périclitait, ce que voyant, il engagea amicalement les Siefts à s’établir à Hoboken et offrit même à Mrs Catherine un emploi de surveillance dans sa manufacture. Ils n’eurent garde de refuser. Tout alla bien pendant quelque temps, jusqu’au jour où le fils aîné de Gortze, quittant Philadelphie, vint, lui aussi, retrouver son père et l’aider dans la direction de son usine. Alors les choses se gâtèrent et Mrs Siefts, dont le jeune homme voyait de mauvais œil l’influence sur son père, dut quitter la place.

Séparé de sa belle, Frédéric Gortze fut comme un corps sans âme, et sa passion éclata en lettres incendiaires. Il lui en adressait jusqu’à deux ou trois par jour, tantôt lui jurant de l’épouser, « ne devînt-elle veuve qu’à l’âge de quatre-vingts ans, » ce qui, étant donné le sien, supposait que sa vie et son amour se prolongeraient jusqu’à cent quatre ans, tantôt lui envoyant, par la poste, mille baisers et supputant avec une amoureuse complaisance ce que prendraient de temps mille baisers à donner. Il ne s’en tenait pas à ces hypothèses d’un cœur enflammé : il donnait des rendez-vous, et, toujours exact, arrivait le premier ; il offrait des dîners fins dans les cabarets à la mode, et, multipliant les escapades, il emmenait sa belle à Loug-Branch ou en villégiature, s’ingéniant à inventer des occasions pour être libre un jour ou deux, lui suggérant des prétextes à donner à son mari pour s’absenter elle-même. Jamais amant plus épris, plus fidèle, ne brûla d’une plus vive flamme et ne multiplia, avec plus d’imprudence, missives plus compromettantes.

Cet idéal état de choses durerait probablement encore si le hasard et son mauvais génie ne lui eussent fait rencontrer, dans le restaurant où il déjeunait d’ordinaire, le minois fripon, le nez retroussé, les yeux éveillés, les lèvres vermeilles et les tresses blondes d’une soubrette, nouvelle venue dans cet établissement. Devant tant de charmes, le galant alderman capitula, oublieux de ses sermens, de ses lettres, de Mrs Siefts, de tout ce qui n’était pas sa nouvelle beauté, peu farouche, d’ailleurs.

Mrs Siefts était femme d’expérience et de tête, fille avait soigneusement gardé ses lettres, et, tout de suite, soupçonna ce qui se passait. Elle n’eut pas de peine à découvrir sa rivale et s’en lut la trouver. Gortze était le lien commun : « Cela, disait-elle, constituait entre elles deux une sorte de parenté. » Elles échangèrent leurs confidences et reconnurent qu’à toutes deux Gortze avait, quelques jours auparavant, au nouvel an, fait cadeau des mêmes bijoux :