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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/832

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théâtre pour aller se tuer, le thème fatal sort une dernière fois des profondeurs ; lentement, sûrement, avec lui monte l’hallucination suprême, et lui enfin, lui toujours, éclate en formidables accords qui semblent eux-mêmes s’abattre et s’écraser dans leur chute.

Est-on las de voir souffrir et mourir de souffrance ? Bizet, dans ce chef-d’œuvre où rien ne manque, a mis la consolation auprès de la peine et la douceur à côté de la douleur d’aimer. Si Frédéri avait voulu, ou plutôt s’il avait pu vivre, une main légère aurait pansé, peut-être guéri sa blessure. Au bord de l’étang, quand la pauvre Vivette supplie Frédéri de l’aimer, au moins de se laisser aimer d’elle, pas une phrase de musique n’accompagne son humble requête et les rebuts du jeune homme exaspéré. Mais vienne l’acte, ou plutôt l’entr’acte suivant, dans l’admirable mélodie, si noble, si éloquente, qui se soutient, qui s’élève durant trente ou quarante mesures avec une expression, avec une passion croissante, dans cette mélodie d’une courbe si vaste et si pure, d’un accent si suave et si touchant, c’est l’amour de Vivette qui chante et qui s’offre encore : amour mélancolique, attristé, presque effrayé par le souvenir de l’autre amour, mais dévoué, mais fidèle, amour-compassion, amour-charité. « Va, dit quelque part Vivette, je ne suis pas demandeuse, moi ; » et la musique a su traduire l’humilité et l’abnégation de ces douces paroles.

Décidément dans l’Arlésienne tout n’est pas violence ; l’émotion n’y est pas toujours poignante, témoin les deux adorables pages, dont l’une accompagne l’entrée de la vieille mère Renaude ; l’autre, sa rencontre avec Balthazar et l’échange de leurs souvenirs de jeunesse et d’amour. L’entrée de la Renaude est rythmée un peu connue celle du ménage Mathurin au premier acte de Richard Cœur-de-Lion, mais quelle différence ! Là-bas, une cinquantaine joyeuse sans arrière-pensées ; ici, la réunion, après des années et des années tombées sur leur amour, de deux êtres, qui peuvent se regarder sans honte, fiers de n’avoir pas été coupables, sinon consolés de ne pas avoir été heureux. Elle s’avance lentement, la Renaude, et la ritournelle (si l’on peut employer ici cet affreux mot), à la fois pastorale et plaintive, marque bien le chevrotement de sa démarche sénile. Que de choses elle retrouve d’abord : la ferme, la magnanerie, les hangars, le puits : « Est-il Dieu possible, mur-mure-t-elle, que du bois et de la pierre vous remuent le cœur à ce point-là ! » Mais elle ne retrouve pas des choses seulement ; elle aperçoit Balthazar, et voici que tout confus, découvrant aux yeux de sa vieille amie sa tête blanche de vieillard, le berger s’incline avec respect, presque avec amour encore. Alors ils se parlent, et si pures, si, poétiques que soient leurs paroles, le sublime Adagietto qui les paraphrase les dépasse encore en poésie et en pureté. C’est