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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/837

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ritournelle banale exigée par un mouvement de figurans ; c’est l’explosion foudroyante de la passion dans une âme bouleversée subitement et pour toujours.

Après avoir nargué les officiers par ses refrains insolens, Carmen, les mains liées, demeure seule avec José. Pour se faire délivrer, que lui chante-t-elle ? La première chanson venue. Bizet, en pareil cas, ne se met pas en quête (et il a raison) de mélodies rares et d’accompagnemens extraordinaires. Carmen fredonne avec insouciance et dit sa chanson jusqu’au bout. Interpellée par José, elle répond avec un naturel parfait, et peu à peu elle cherche à reprendre sa séguédille, elle la ramène avec adresse, elle en fait pressentir et, désirer le retour ; elle montre à José dans le lointain, et toute prête d’revenir sur un mot de lui, la coquette mélodie qui tantôt se rapproche et tantôt se dérobe. L’orchestre ne cesse de sautiller sur un rythme moqueur, et quand José haletant a enfin promis, alors avec une gaité sauvage, oublieuse déjà des promesses d’amour, la chanson repart, bondit sur l’accompagnement devenu soudain dur et rauque, et s’achève sur un cri de triomphe méchant. L’impression qui se dégageait de la habanera se dégage plus forte de la séguedille, l’action a marché, et la figure principale s’accentue.

Où José jouira-t-il enfin de cet amour dont il a déjà payé la seule espérance d’une faute et d’un châtiment ? Est-ce au clair de lune, dans le poétique décor où les ténors ont coutume d’aimer et d’être aimés ? Sur un banc de mousse ou sur un lit de repos, par une nuit de printemps, quand les oiseaux chantent ? Non, ce sera dans un bouge, et pendant de courts : instans dérobés au labeur du service, à cette heure où le soldat quitte parfois sa caserne pour courir aux mauvais lieux des environs. C’est ici que nous voudrions dans la mise en scène autant de couleur que dans lui musique. Au-delà des Pyrénées, on a reproché souvent à Carmen d’être une contrefaçon, presque une caricature du pays. Carmen, dit-on, n’est pas l’Espagne véritable. — D’accord ; mais c’est bien plus beau, comme Guillaume Tell est plus beau que, la Suisse ; Carmen (et tous les chefs-d’œuvre en sont là) n’est pas-vraie de la vérité matérielle, mais de la vérité idéale, la seule dont l’art ait à s’inquiéter. Le tableau musical par lequel s’ouvre le second acte n’est pas copié d’après nature ; peut-être. Mais il est plus ressemblant que nature. Qu’importe que dans ces refrains endiablés, dans ce tourbillon sonore, il n’y ait pas ce qu’on voit de l’Espagne, s’il y a ce qu’on en rêve ?

Le morceau capital du second acte est le duo de Carmen et de José. Passons sur les autres pages, malgré leur mérite : sur le prélude, fait (on sait avec quelle dextérité) de la chanson des dragons d’Alcala ; sur l’étincelant quintette, modèle de verve symphonique ;