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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/940

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Je relis encore la Déclaration ; j’écarte tous les raisonnemens pour ou contre dont on a encombré mon esprit ; je tâche de vérifier ces assurances décevantes avec le seul secours de mon expérience personnelle, telle que j’ai pu l’acquérir en m’observant moi-même, en observant ceux de mes semblables que je connais le mieux, en étudiant les enfans que j’élève. La Déclaration sous-entend cet axiome fondamental, sur lequel repose toute la philosophie de ses inspirateurs et sans lequel elle n’aurait aucun sens : Tu es né bon. — L’expérience répond : Je ne suis pas bon, je suis un composé de bons et de mauvais instincts, ces derniers prédominent quand je ne sens pas un frein. La Déclaration dit expressément : Tu es né libre et l’égal de tous. — L’expérience répond : Je suis né esclave de toutes les fatalités physiques, morales, sociales. Je ne suis pas libre, parce qu’il me faut du pain pour vivre ; toute mon existence est subordonnée à cette nécessité première ; qui peut me donner ou me refuser du pain est virtuellement mon maître. Dans le gouvernement de moi-même, chaque fois que je fais usage de ma liberté illusoire, je reconnais la justesse du mot de saint Augustin : Volens quo nollem perveneram ; en voulant, j’allais où je ne voulais pas. Dans mes rapports avec mes semblables, chaque fois que je fais usage de cette liberté, ou, pour parler exactement, chaque fois que j’agis, mon action limite la liberté d’autrui ; et cette limitation est un commencement de dommage. La Déclaration m’accorde le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; qui peut dire à quel moment le dommage devient nuisance ? Elle me permet d’imprimer tout ce qui me plaît ; d’un seul mot, en certain cas, je puis provoquer la baisse des valeurs et atteindre des milliers de familles ; d’un autre mot, je puis pousser à une guerre, à une révolte, qui feront de nombreuses victimes : tout cela impunément, si ma plume est adroite ; et ces exemples sont pris entre mille. — Je ne suis pas l’égal de tous. Je vois autour de moi des inférieurs et des supérieurs. Depuis ma naissance, j’obéis aux uns et je commande aux autres. Chaque mouvement que, je fais ou qu’ils font sur l’échelle sociale déplace nos situations respectives, augmente ou diminue la mesure de nos droits ; disons le vrai, l’éternel mot : de nos privilèges. Le seul changement apporté par la déclaration, c’est une substitution de forces à l’origine des privilèges ; ils ne sont plus conquis à la pointe de l’épée, ils sont acquis à prix d’argent. Surtout, et pour l’égalité comme pour la liberté, je ne suis pas l’égal de qui peut me donner ou me refuser du pain. — Eh ! quoi dira-t-on, c’est confondre les questions ; les rapports économiques sont une catégorie, les rapports civils et politiques en sont une autre. — Attendez cinquante ans après la promulgation de ce