Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laissant de côté les événemens militaires, il semble évident qu’elle sera bientôt gouvernée par un simple despote. « L’Américain se trompe seulement, en laissant de côté les événemens militaires ; il n’est pas moins évident que le maître viendra de là. Les candidats à l’emploi sont déjà nombreux : Bonaparte l’emporte.

« Notre bonheur voulut que le futur despote fût d’abord le génie le plus sage, le plus complet, le plus actif dont l’histoire fasse mention. Il reconstruisit la France, presque aussi vite que les idéologues l’avaient démolie ; la maison restaurée est discutable, soit ; mais quelle fortune de retrouver une maison, quand on campait sur un amas de ruines ! Le consulat est peut-être le seul moment du siècle où notre pays ait connu un gouvernement national, c’est-à-dire uniquement occupé du bien commun par des moyens pratiques, assez fort pour fondre les anciens partis, assez clairvoyant pour faire une juste part aux prétentions opposées de chacun, pour choisir dans les idées anciennes et dans les idées nouvelles. Il faut une dose rare de passion politique, pour refuser au 18 brumaire les conditions qui créent la légitimité d’un acte violent : l’attente de tout un peuple, l’indignité du pouvoir chassé, l’efficacité du pouvoir substitué. — Le tableau qui nous arrête rend bien le coup de lumière de ce matin incomparable. Au premier plan, l’homme arrive ; ce n’est pas celui qu’attendaient les constituans, et pourtant ils l’ont préparé de toutes pièces, en cherchant le leur ; c’est l’homme que la nature et l’histoire engendrent inévitablement, quand on soumet un état à certaines expériences. Derrière lui, le tumulte superbe des cavaliers de toute arme, les masses héroïques venant du fond de l’horizon, par l’allée de Saint-Cloud ; une joie de couleurs et de vie, après les scènes dégoûtantes et sombres ; la France à cheval et casquée, après la France légiférante, discourante, guillotinante. Et l’on se rappelle l’inoubliable page où le jeune Ségur raconte la révolution décisive qui se fit dans son âme ; alors que las de son époque et de lui-même, découragé, sans but, le cœur vide de croyances, tout prêt au suicide, un hasard l’amena aux Tuileries, le 18 brumaire, et mit sous ces yeux ce même tableau. — « La grille du jardin m’arrêta. Je me collai contre elle ; je plongeai d’avides regards sur cette scène mémorable. Puis je courus autour de l’enceinte ; j’essayai toutes les entrées ; enfin, parvenu à la grille du Pont-Tournant, je la vis s’ouvrir. Un régiment de dragons en sortit, c’était le neuvième ; ces dragons marchaient vers Saint-Cloud, les manteaux roulés, le casque en tête, le sabre en main, et dans cette exaltation guerrière, avec cet air fier et déterminé qu’ont les soldats lorsqu’ils vont à l’ennemi, décidés à vaincre ou à périr. À cet aspect martial, le sang guerrier, que j’avais reçu