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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/946

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réponde au sentiment général, ce sera toujours quelque phrase bien bête, empruntée au répertoire de Bouvard et Pécuchet : « Quel malheur que Napoléon ne se soit pas arrêté après Tilsitt ! » — C’est inepte, mais essayez de trouver mieux sans soulever une moitié de nous-mêmes contre l’autre.

Avançons dans le siècle, moins dramatique désormais. Nouvelle révolution, nouveau décor. Celui-ci nous montre les rois de la maison de France, et pêle-mêle autour d’eux, les vieux cordons de l’Ordre sur des poitrines républicaines, les nouveaux habits sur les seigneurs de l’ancienne cour. Deux mondes que l’ambition mêle par en haut, mais qui ne se rejoindront plus en bas. Tout les sépare, les intérêts, les pensées, et même, chose navrante, les morales patriotiques. On a publié dans ces derniers temps beaucoup de mémoires ou de correspondances d’émigrés. Il n’est plus permis d’ignorer aujourd’hui que ces hommes très loyaux, sinon très éclairés, croyaient accomplir le plus strict des devoirs en prenant les armes pour leur roi contre leur pays rebelle. Ils suivaient la loi féodale qui lie le vassal au seigneur et non à la terre. La conduite opposée eût été forfaiture. Si nous faisions de la casuistique, nous devrions plutôt réserver nos sévérités morales pour ceux qui ne commirent pas le crime dont leur conscience particulière leur faisait un devoir. Reprocher aux émigrés de n’avoir pas préféré la nouvelle notion de patrie à l’ancienne notion de fidélité, c’est comme si l’on eût reproché à un savant, au temps de Galilée, de tenir pour le système de Ptolémée, alors que les deux explications de l’univers étaient encore en conflit. Sauf les tout jeunes gens et quelques esprits de haut vol, la plupart de ces vaincus, de ces dépouillés, rentraient en France avec le désir de restaurer le passé, tout le passé, avec la conviction qu’ils feraient œuvre de féaux sujets en s’y employant.

Cette menace raffermit les principes de 1789, enseigne de l’autre camp. La génération révolutionnaire et impériale, devenue sceptique sur leur vertu intrinsèque, y tenait comme à la sauvegarde de ses intérêts ; la génération nouvelle, qui n’avait pas goûté leurs fruits amers, était séduite à son tour par leur beauté abstraite. Pourtant, les constituans auraient eu peine à reconnaître leur idylle, tant elle avait déjà changé de physionomie. Les principes s’accommodaient des corrections napoléoniennes, afin de pouvoir invoquer le grand nom. En se compliquant d’intérêts matériels, ils s’étaient à la fois consolidés et rétrécis. Imaginés pour émanciper l’humanité, ils tendaient à devenir un instrument de règne au service de la bourgeoisie. La sécheresse voltairienne éliminait de la Déclaration la sentimentalité de