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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/175

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se lever à l’horizon la terre attendue ; les lectures, les cartes, les gravures l’ont préparé au spectacle qui va se dérouler sous ses yeux ; rien, semble-t-il, n’est pour le surprendre et l’étonner, et cependant la réalité demeure étrange ; les yeux, déconcertés de ne plus retrouver les arbres, le feuillage, la verdure accoutumés, les fleurs connues, les types familiers, les classiques groupemens, errent au hasard sur un ensemble inattendu de tons, de couleurs et de formes. Si l’on se reporte par la pensée au temps où les premiers navigateurs du XVe siècle, voguant au hasard sur des mers mystérieuses, poussant toujours devant eux dans l’ouest, ignorans de ce que leur réservait le lendemain, des distances à franchir et des périls à braver, voyaient, après des mois d’attente anxieuse, surgir à l’horizon un monde si différent de celui qu’ils avaient quitté, peuplé d’êtres humains dont ils ne soupçonnaient pas l’existence, baigné dans une incomparable lumière et paré d’une éternelle végétation, on comprend leur naïf enthousiasme et les merveilleux récits qui, colportés et grossis de bouche en bouche, ravissaient l’Europe, réveillant dans les Aines la passion de l’inconnu et la soif des aventures.

Ici, semble-t-il, tout était pour retenir les émigrans : l’accueil hospitalier des indigènes, le climat, la végétation, l’abondance. Mais l’or manquait, et c’était de l’or qu’ils voulaient ; volontiers les Indiens, pour les satisfaire, se dépouillaient des rares ornemens qu’ils possédaient, leur faisant comprendre, par signes, que plus loin, dans l’ouest, ils trouveraient en abondance ce qu’ils cherchaient. Ils leur indiquaient le Mexique et, à défaut d’or, ils leur offraient ce qu’ils appréciaient plus que le lourd métal : des feuilles sèches et roulées qu’ils allumaient et dont ils aspiraient la fumée. Ils tenaient pour sacrée la plante qui les portait, et ses feuilles pour un universel spécifique ; elles servaient aux pansemens ; pulvérisées et jetées sur la mer, elles apaisaient, disaient-ils, les flots irrités : portées en sachet autour du cou, elles écartaient les mauvais esprits. Aux rouleaux qu’ils fumaient, ils donnaient le nom de tabacos, qui devait rester à la plante ; mais ni les vertus mystérieuses qu’ils lui attribuaient et que les espagnols tenaient pour des maléfices, ni l’odeur, ni le goût du tabac n’étaient pour les tenter. Ils ne soupçonnaient pas qu’un jour viendrait où la culture de cette plante constituerait l’une des principales richesses de l’île, où le tabac, dédaigné par eux, serait une bien autre source de revenus pour les États européens que les mines d’or du nouveau Monde et justifierait le mot de la reine Elisabeth à son favori, Walter Raleigh, enrichi par ses plantations : « Il est des gens dont l’or s’en va en fumée : vous, vous avez trouvé le moyen de faire de l’or avec de la fumée. »