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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/207

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longue et tombant sur les épaules, trouée de petits yeux vifs et perçans, qui lancent un regard aigu parfois, le plus souvent rieur et chaud. Le tout sur un grand corps carré, râblé, pétri de frimas et de brumes, nourri du sel qui fortifie. En somme une physionomie ardente et résolue, mais aussi très douce. Car la bouche aux lèvres minces et longues, la bouche sinueuse, infléchie aux extrémités, a je ne sais quel pli amer qui en dit long sur la vie intime de l’âme, sur l’intensité douloureuse de la réflexion. L’âme d’un artiste ému, épris de beauté pure et d’humanité vraie dans un corps de matelot. Au moral, au contraire, c’était un autre homme. Aujourd’hui que les années sont venues, nombreuses, apportant chacune sa gerbe de gloire, mais de souffrances aussi et de désillusions. Lie cause volontiers, et rit et se dépense ; à trente ans, il ne causait guère, mais rêvait, se repliait sur lui-même, taciturne comme un paysan du Finmark. Un lyrisme inconscient, impuissant à parler, fumeux et surchargé d’images, bouillonnait en lui. De rares éruptions, vite arrêtées. Si bien que tous ses camarades d’université et de vie littéraire, Björnson, Ibsen, Vinje, l’ignoraient encore. Björnson, il est vrai, dans un discours à Tromsoë, disait en parlant de lui : « Ses amis savent qu’il n’a qu’à faire descendre le seau dans le puits de sa fantaisie pour l’en retirer plein jusqu’aux bords », mais c’était en 1869, et lorsque Lie était déjà engagé fort avant dans la vie littéraire.

Vers 1858, licencié en droit, il s’établit avocat à Kongsvinger ; peu de temps après, il épousait sa cousine, Mme Thomassine Lie, qui devait être sa confidente et sa consolatrice. À ce moment, respecté, presque officiel, et riche, il semblait mort pour l’art. Il n’en fut rien. Il avait toujours fréquenté les hommes de plume ; entre eux et lui circulait un courant magnétique. On ne fut donc qu’à moitié surpris lorsqu’en 1868, à trente-cinq ans, il abandonna son poste d’avocat et, bien que de tempérament peu propre à la vie enfiévrée qu’on y mène, entra, comme tant d’autres, dans une rédaction. Mais en même temps il se mettait à acquérir cette seconde et substantielle éducation si nécessaire à l’homme de lettres. Durant ses loisirs, dans la solitude et la paix de son ménage, il apprenait par cœur nos poètes contemporains, voyait Byron en rêve, ainsi qu’il l’écrivait à cette époque à l’un de ses amis, étudiait avec passion ce Wergheland qu’aimait tant Björnson, le proclamait comme le maître et le seigneur souverain, et commentait avec ardeur Kjerkegaard et Treskow. Nul pourtant ne soupçonnait ce qu’il allait être bientôt, lui moins que les autres. Le public connaissait, estimait son nom ; du jugement unanime, il n’était que le rédacteur en chef d’un grand journal et un poète